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présentation-contexte-européen-du-surréalisme-serbe

Présentation: Contexte européen du surréalisme serbe

samedi 21 septembre 2013 à 19h30
Centre culturel de Serbie/ Kulturni centar Srbije
123, rue Saint Martin
75004 Paris

Le surréalisme belgradois est un phénomène artistique extraordinaire et significatif dans la culture serbe. Il se produit en relation étroite et parallèle au mouvement surréaliste en France, mais développe ses propres caractéristiques et occupe une place importante dans le contexte du surréalisme européen. Pour cette raison, la présentation du surréalisme serbe est d’une grande importance pour l’étude du surréalisme européen.
L’objectif principal du projet est de promouvoir la recherche, la collecte et la présentation de l’ensemble du patrimoine culturel lié au surréalisme serbe et européen en un seul endroit, avec un accent particulier sur la recherche, l’éducation et la communication.

Le Musée d'art contemporain de Belgrade a réuni autour de ce projet les institutions les plus plus préstigieuses en Serbie telles que : Le Musée des Arts appliqués, l'Institut de littérature et d'art, la Bibliothèque nationale de Serbie, la Bibliothèque nationale de Bor.

Intervenants : Aleksandra Mirčić, auteur du projet (Musée de l'art contemporain, Belgrade), prof. dr Jelena Novaković (Faculté de Philologie, Belgrade), prof. dr Milanka Todić (Faculté des arts appliqués, Belgrade) et dr Bojan Jović (Institut de littérature et des arts, Belgrade).

recherche-hybridation-des-genres-dans-le-surrealisme

Recherche: HYBRIDATION DES GENRES DANS LE SURRÉALISME, Jelena Novaković

 

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Bez Mere, Marko Ristic
 

En acceptant l’attitude « anti-littéraire » du dadaïsme, les surréalistes rejettent la « littérature », qu’ils considèrent comme une expression du conformisme bourgeois, au profit de la « poésie », qu’ils dotent d’une signification large, en l’identifiant à l’« expression humaine sous toutes ses formes »[1]. Pour eux, le concept de poésie englobe non seulement l’écriture, mais aussi les activités extralittéraires. À la fois « moyen d’expression » et « activité d’esprit », la poésie obtient une valeur existentielle et se présente comme un moyen pour atteindre le but que le surréalisme s’est proposé d’atteindre : la libération totale de l’homme. Dans le premier numéro de la nouvelle série de la revue Chemins (Putevi, 1923), Marko Ristić publie un fragment du texte « Clairement » de Breton où celui-ci déclare que « la poésie, qui est tout ce qui [lui] a jamais souri dans la littérature, émane davantage de la vie des hommes, écrivains ou non, que de ce qu’ils ont écrit »[2]. Dans Anti-Mur (Anti-zid, 1932), Marko Ristić et Vane Bor constatent que les poètes comme Tzara, Breton, Éluard, Matić, K. Popović, Vučo, Dedinac, ont conduit la poésie à un « point exceptionnel » où elle est « autant signe irrationnel d’une simulation que logarithme de la morale », à un point où se croisent l’individuel et l’universel et d’où la poésie, « renversée pour toujours du Parnasse », se dirige, « sans muses et sans pégases » vers « la liberté et l’universalité »[3].

Au rejet de la « littérature », qui relève du refus de l’écriture préméditée et contrôlée, au nom d’une écriture spontanée, expérimentale, se joint le rejet du roman, considéré comme « un genre inférieur »[4], soumis aux conventions de la pensée logique et limité à la représentation de la réalité banale. Une des expressions de ce rapport critique au roman qui caractérise le surréalisme est Sans mesure de Marko Ristić où on trouve cet « usage ludique des étiquetages »[5] qui caractérise les textes et les tableaux surréalistes : la mention « roman » n’implique pas que le livre soit une fiction narrative. L’ « avertissement » de l’auteur qui se réfère à Raymond Roussel pour prévenir le lecteur que « ce livre étant un roman, il doit se commencer à la première page et se finir à la dernière »[6], est démenti par la remarque du chapitre XIV que « ce livre ne se termine pas à sa dernière page » (p. 64), à laquelle Ristić ajoute la note 16 où il déclare que ses livres « répandent une partie de leur contenu par-dessus leurs bords » et « ne s’arrêtent jamais », ainsi que par l'« Épilogue » de deux pages qui consiste en une seule et même phrase et qui reste inachevé, en suggérant « un inachèvement beaucoup plus profond », celui de la réalité elle-même, ce qui situe cet ouvrage dans la catégorie des œuvres « battantes comme une porte », dont Breton parle dans Nadja. Le statut générique de Sans mesure, annoncé dans le paratexte,est démenti aussi par la personnification du Roman (écrit avec un majuscule) sous la forme d’un chevalier du Moyen Âge, Mystery man et le double du narrateur, et surtout par le texte lui-même qui englobe plusieurs genres littéraires et non littéraires. Il s’agit d’une pratique de détournement qui n’est pas sans rappeler, a contrario et au niveau du sujet, le tableau de René Magritte sous-titré « Ceci n’est pas une pipe » et auquel correspond, au niveau du procédé littéraire, Henri Matisse, roman (1971) d’Aragon, où les énoncés tels que : « Toutefois si tout ceci était, est un roman et non pas une anthologie d’articles... »[7], « À vrai dire, ceci est un roman », « À supposer que, livre d’art ou roman... »[8], placés au début de la « Prière d’insérer (1967-1968) », mettent en question l’indication générique qui fait partie du titre.

Cette pratique de détournement est confirmée dans le chapitre XXXII de Sans mesure, où ce livre est présenté comme un « roman sans roman » (p. 204), puis dans la note 30, où Ristić emploie le terme « antiroman » (p. 267), lancé et défini par Sartre dans sa préface au Portrait d’un Inconnu de Nathalie Sarraute :

 

... « le Roman descend dans la ville. » Quelle misère, ce sentiment, cette prise de conscience qu’on a commencé à raconter quelque chose ! Qui ai-je menti ? Voilà dans un même livre l’histoire et la critique de ce livre. [...] C’est un « Roman sans roman » (pp. 203-204).  

 

À la phrase « Le Roman descend dans la ville », qui semble parodier le « La marquise est sortie à cinq heures » de Valéry, évoqué dans le premier manifeste du surréalisme, se joignent les qualifications « roman sans roman » et « antiroman » pour poser le problème du genre. Le « roman sans roman » est le titre du « roman comique » de l’écrivain serbe Jovan Sterija Popović (1838), parodie des romans fantastiques et sentimentaux caractéristiques pour le romantisme. Mais, tandis que le livre de Sterija Popović est, comme le remarque Marko Ristić en se référant à lui, un « roman antiromantique », Sans mesure est un « antiroman romantique », c’est-à-dire antiréaliste, une expression de la « nostalgie du monde chevaleresque, médiéval, fantasmagorique, romantique », auquel « la poésie revient toujours » et que le surréalisme a ressuscité dans « toute la splendeur de sa fantasmagorie spectrale et immortelle » (p. 268).

Cette mise ne question du statut générique du roman est exprimée par le rejet du temps considéré comme une suite chronologique et de l’identité du sujet en tant que « caractère » unique, défini une fois pour toutes. En posant, au début de la préface ultérieure, écrite pour la seconde édition de Sans mesure,  la question : « Qui a écrit ce livre ? » - qui n’est pas sans rappeler le « Qui suis-je » du début de Nadja - Ristić constate qu’il ne peut répondre ni que c'est lui, bien que ce livre porte son nom, ni que ce n'est pas lui, bien que « le jeune homme qui a écrit ce livre n'existe plus », de même qu'il « n'existe plus cette suite de fantômes qui, entre ce jeune homme et moi, se succèdent et convergent, débordent l'un sur l'autre, se recouvrent l'un l'autre comme les feuilles du livre que sans aucun doute je n'ai pas écrit et qui est toute ma vie » (p. 12). Le personnage du narrateur se présente comme une succession de moi discontinus qui se transforment en fantômes, ce qui renvoie de nouveau à Breton qui déclare qu’il a « de la continuité de la vie une notion trop instable »[9], mais aussi à Proust qui est une des références principales du Journal ultérieur où Ristić met en question le statut générique du journal, mais aussi, implicitement, du roman dont il emprunte l’ultériorité de la narration (cf. J. Novaković, Recherches sur le surréalisme).

Divisé en 36 chapitres où le discours ne suit pas un ordre logique d'énonciation, mais plutôt des associations libres, ce qui n’est pas sans rappeler « Poisson soluble » (1924) de Breton (divisé en 32 sections), enrichis d’éléments iconographiques qui se présentent comme les parties intégrantes du livre, Sans mesure est un ensemble hétérogène de textes et d’images, au statut générique mixte et où, à travers la pluralité de moyens d’expression et de discours s’établissent des échanges entre le littéraire et le non littéraire, le verbal et le pictural, le texte et le paratexte. C’est le premier pas vers les genres mixtes qui lient la littérature et les arts plastiques en les mettant dans un rapport de complémentarité, tels que le poème-objet, défini par Breton comme « une composition qui tend à continuer les ressources de la poésie et de la plastique et à spéculer sur leur pouvoir d’exaltation réciproque »[10], le roman-collage, collage qui a un caractère narratif, comme La Femme 100 têtes (1929) de Max Ernst, une suite d’illustrations provenant du XIXe siècle, représentées comme des pages de romans et auxquelles la répétitions des motifs qui lient les figures et les spectacles représentés prête un carractère narratif, comme La Vie Mobile (1926) de Marko Ristić, une sorte de journal-collage[11] que Ristić a construit pendant son séjour à Paris en 1926 et où différents textes et images sont réunis dans les ensembles hétérogènes, ou bien comme le recueil de textes et de collages M'Vraua, perdu plus tard, produit d’un travail commun de Ristić et de Vane Bor en 1929 et le roman en images Le Vampire, écrit par un mythomane, publié d’abord en 1925 dans le numéro 6 de la revue Témoi­gnages (Svedočanstva) et ensuite dans le numéro 5 de La Révolution sur­réaliste, dans une traduction de Monny de Boully.   

Sans mesure a eu trois éditions (1928, 1962, 1986) qui diffèrent surtout dans leurs aspects iconographiques. Dans la première édition le texte est enrichi de figures cabalistiques et de talismans dont « La main de la gloire » qui occupe la couverture et la page de titre, tandis que les autres sont situées à la fin des chapitres. Ces éléments iconographiques ont disparu dans les éditions postérieures. Dans la seconde édition, Ristić a ajouté les illustrations à l’intérieur de la couverture et, après la page de titre, « Le Hibou » de Max Ernst, « reproduit directement de l’original » (comme il nous prévient lui-même) qu’il a acheté à la Gallérie surréaliste à Paris, au printemps de 1927, c’est-à-dire à l’époque où il écrivait les premières pages de cet ouvrage, aussi bien que tout un appareil paratextuel que constituent la préface et les notes à la fin du livre dont la 14ème contient la reproduction de l’affiche et du programme de la représentation d’une variété parisienne à laquelle Ristić a assisté à la même époque[12]. Il introduit cette reproduction dans son livre pour se « documenter ».

Dans la troisième édition de Sans mesure, on retrouve « Le Hibou » de Max Ernst, mais aussi de nouveaux éléments iconographiques qui ne figurent ni dans la première ni dans la seconde édition et qui sont ajoutés par Marko Ristić lui-même. Ce sont : « L’oiseau dans l’espace » (1925) de Constantin Brancusi, qui orne le « discours d’ouverture » peu compréhensible, « La carmagnole de l’amour » (1926) de Max Ernst et deux frottages de son « Histoire naturelle », « Épouvantails » (1926) et « La Pampa » (1926), « Piazza d’Italia » (1914) de Giorgio de Chirico et l’illustration pour la traduction italienne du Château d’Otrante d’Horace Walpole.

Aux échanges entre le verbal et le pictural s’ajoute un rapport ambivalent entre le texte et le paratexte que constituent la préface et les notes ultérieures, ajoutés à la seconde édition pour montrer l’impact de ce livre sur la vie réelle. Écrite, comme le souligne l’auteur lui-même, au moment où le premier voyageur venait de s'envoler dans le cosmos, en justifiant la croyance en l'homme, exprimée dans cet « antiroman » plusieurs années auparavant, la préface ultérieure présente ce texte comme une anticipation des événements qui auront lieu dans l'avenir et comme une affirmation de la puissance de l'imagination, dont les prévisions s’accomplissent, ce qui n’est pas sans rappeler Nadja, où la rencontre de Nadja reproduit en quelque sorte les rencontres présentées dans “Poisson soluble” et “L’Esprit nouveau”, et L’Amour fou, où la rencontre de la femme aimée apparaît comme l’accomplissement de la rencontre évoquée dans le poème « Tournesol » onze ans auparavant. Les éléments paratextuels pénètrent dans la trame du texte, ce qui entraîne l’effacement de la frontière entre le littéraire et le non littéraire, qui correspond à la tendance surréaliste à chercher une solution du problème existentiel en liant le comportement « lyrique » et l’ « observation médicale » et en identifiant la poésie à la vie même.

Cette transgression des limites du genre apparaît aussi au niveau du texte lui-même, qui prend différentes formes. Il contient des passages illogiques qui ressemblent aux produits de l’automatisme psychique, des passages théoriques dont le discours est celui des manifestes surréalistes, des fragments de prose poétique[13], des poèmes dont quelques uns seront réimprimés dans Nox microcosmica, des textes dramatiques (les chapitres XXIX-XXXI ne sont pas sans rappeler le texte 31 du « Poisson soluble », qui a aussi une forme dramatique), un chapitre épistolaire (ch. XXX « Une lettre à Ivan Nevistić »). À ce mélange s’ajoutent les élément paratextuels, la préface (dans la seconde et la troisième éditions) et un grand nombre de notes en bas de la page (dans toutes les éditions) et à la fin du livre (dans la seconde et la troisième édition), aussi bien que les éléments iconographiques (photos, tableaux, dessins, affiches) qui se combinent avec un jeu d’associations libres, suscité souvent par un objet trouvé au hasard et présentés comme des « documents » pris dans la réalité.  Sans mesure apparaît donc comme un produit de l’hybridation qui entraîne l’affaiblissement des indications génériques et où la poétique de l’(anti)roman se présente dans la dialectique du discours rationnel et du discours irrationnel.

Sans mesure commence par un « discours d’ouverture » peu compréhensible où le narrateur mentionne un « oiseau lisse » qui s’identifie à un « onyx » (p. 27) et qui renvoie, comme nous le lisons dans la note 1, ajoutée au texte dans la seconde édition du livre, à une des sculptures « lisses, synthétiques, géométriques sans exemple » de Constantin Brancusi, « L’Oiseau dans l’espace » dont la photographie figure dans la troisième édition du livre. En révélant ce « secret professionnel », Ristić n’a pas pour but de rendre cet extrait plus compréhensible, mais, au contraire, de confirmer son incohérence sémantique et de « défendre l’entrée de [son] livre, comme un pont construit au-dessus de la tranchée autour d’un château » (p. 247). Le « discours d’ouverture » est dressé « contre le lecteur », comme l’annonce aussi le titre du chapitre XIV, c’est-à-dire contre un lecteur habitué à trouver dans un roman une « intrigue » logique et une analyse psychologique.

Au discours opaque de cet extrait, qu’on pourrait considérer aussi comme un « exemple »[14] d’écriture surréaliste et qui n’est pas sans rappeler les textes automatiques, semble s’opposer le discours théorique d’une suite de passages qui expliquent son sens et les conceptions (anti)littéraires des surréalistes, ce qui correspond au procédé littéraire dans Nadja et dans les autres récits surréalistes. Dans le chapitre XXXII de Sans mesure, qui sera réimprimé dans le recueil d’essais et de réflexions théoriques intitulé Du même auteur. Au lieu d’une esthétique[15], Ristić rejette l’intrigue et la psychologie des personnages :

 

À quoi bon ces intrigues arrangées et ces biographies de personnages imaginaires, tous ces calculs qui ont réduit arbitrairement leur action au plan limité des possibilités quotidiennes [...] et qui sont si misérablement ajustés aux « réalités » apparentes et superflues, en imitant la vie dans ce qu'elle a de plus insignifiant, en l’arrangeant suivant les exigences d'une psychologie morte depuis longtemps ? Pourquoi même une narration qui [...] puiserait ses éléments dans le fantastique? Car, ce qui est horrible, çà et là, c'est un faux esprit de suite, c'est la construction artificielle, artistique de l'existence. (p. 202)

 

Dans le chapitre XXXIII il rejette la description, en se référant à Lautréamont dont il cite trois phrases dans la note en bas de la page[16] :

 

Les descriptions (dans la plupart des cas), le style plus ou moins moderne, les gestes chevaleresques des héros du cinéma, les exhibitions sentimentales des romans de Daudet, la psychologie et ses charmes outrageusement fardés [...] ne constituent pas du tout cette réalisation totale, la seule que je cherche, et qui m'attire par toutes ses extrémités, poétiques, philosophiques, politiques, même occultistes, ou par n'importe quelles autres tentatives qui trouvent leur expression dans un texte » (p. 217).

 

Ne pouvant concevoir « l'activité littéraire dérisoire » autrement que comme « le document, le témoignage d'une résolution ou d'une impossibilité » et « non comme une oeuvre d'art » (p. 216), Ristić rejette « la construction romanesque, utilitaire, stratégique, sacerdotale, artificielle » (p. 91), c’est-à-dire les éléments du roman traditionnel fondé sur les « postulats statiques et optimistes » qui considèrent le monde spirituel ou social « comme une création achevée, susceptible uniquement à des mises au point de détail » (p. 218), au profit d'une « activité sans plan préalable », soumise « uniquement aux lois vivantes de sa dialectique » (p. 205) et susceptible d’englober la réalité dans sa totalité et de saisir son dynamisme foncier. Il s'agit de la négation de l'essence même du roman où l'auteur prend  la réalité comme le point de départ dans la création d'un monde fictif soumis aux lois de la logique et au principe de vraisemblance, et que le lecteur est censé accepter comme réel. Les éléments fictifs cèdent la place aux personnages et aux événements réels, mais considérés dans leurs « coïncidences bouleversantes » qui échappent à la logique et qui mettent en lumière le « contenu latent » ou l' « envers » du réel.

Comme Ristić le précise lui-même dans la note 29, cette attitude, qui provient d’un « non conformisme intégral, total » (p. 267), est inspirée par le climat général vers la fin des années 1920, marqué par les idées exprimées dans le premier manifeste du surréalisme, où le roman est considéré comme le produit de « l'attitude réaliste » et comme le triomphe de la médiocrité et du conformisme intellectuel, « hostile à tout essor intellectuel et moral »[17]. En critiquant son « style d'information pure et simple »[18], limité à la représentation de l'apparence banale, Breton rejette tous les éléments du roman traditionnel: la description, la caractérisation des personnages, la fiction romanesque[19]. Le « motif anti-romanesque » (p. 265) dépasse le cadre d’un livre et obtient le sens d’un refus général du genre romanesque qui caractérise la poétique surréaliste. Aleksandar Vučo rejette la construction du récit romanesque au profit d’une sorte de « fantômisation » du monde réel, qui a un impact sur la vie même, en constatant que « c’est une grande faiblesse que de lier les événements et de faire l’histoire de n’importe quelle sorte »[20]. Vane Bor remplace le roman par une « tentative de simulation d’une sorte particulière de rêverie » et représente le contenu et les titres des romans inexistants, tandis que Ristić écrit une « Préface à quelques romans non écrits » et « Le journal » de cette préface (1935).

Il est à noter que, à la différence de Breton, qui reste jusqu’au bout fidèle à ses convictions surréalistes, les surréalistes de Belgrade changent de convictions sous l’influence de l’esthétique du réalisme socialiste, issue de l’idéologie marxiste et essayent de concilier ces deux esthétiques opposées, ce qui n’est pas en contradiction avec l’objectif surréaliste de dépasser toutes les antinomies et d’abolir toutes les frontières. Dans Préface à quelques romans non écrits (1935), il adoucit son « intransigeance anti-romanesque » et réhabilite dans une certaine mesure l’ « inventaire » réaliste considéré comme prétexte d’une transformation radicale de la société, en remarquant que « les invectives contre l’immoralité de l’ambition littéraire » étaient « légitimes du point de vue historique », mais que, à l’époque moderne, les notifications « romanesques » de certains détails de « la vie sociale et individuelle » et leur « union dans un nouveau tout organique (le roman) » pourraient avoir un sens plus « profond »[21]. Dans son essai « Roman et Belgrade », Dušan Matić dit que le roman est « la maturité de la littérature »[22] et plus loin il ajoute que le propre de la littérature est de pénétrer profondément dans « l’épaisseur de la vie »[23]. Marko Ristić, lui aussi, parle de la possibilité d’une « coexistence » de la poésie et de la littérature et il corrobore ce jugement dans une note de journal, datée du 23 avril 1957, en se référant à Gaétan Picon qui écrit :

 

Le surréalisme a porté à ses dernières conséquences l'ambition qui fut commune au romantisme, à Mallarmé, à Rimbaud: faire de la poésie une voie irrégulière de la connaissance métaphysique et de l'éthique, un moyen de « changer la vie » (« On sait maintenant, dit Breton, que la poésie doit mener quelque part ») [...] Mais le surréalisme n'a pas changé la vie: et depuis lors, il est devenu impossible de mettre un tel espoir dans la poésie. Reste l'acceptation de la littérature comme une fonction artificielle: on enregistre un retour vers la rhétorique poétique, l'acceptation renouvelée du « jeu des vers ».[24].

.

Pourtant, comme il le déclare lui-même dans la note 29, Marko Ristić ne renoncera pas à opposer poésie et littérature et n’écrira jamais de romans, à la différence des autres surréalistes de Belgrade, qui publieront, après la Seconde Guerre mondiale, une suite de romans[25] où l’intrusion d’éléments surréalistes nie, discrètement, l’esthétique du réalisme socialiste à laquelle ils semblent soumis.

 

 

LITTÉRATURE

 

Aragon, Louis,  Henri Matisse, roman, I, Gallimard, 1971.

Bor, Stevan Živadinović - Ristić, Marko, « Anti-zid », Stevan Živadinović Bor. Pojetike srpskih umetnika XX veka 4 (Textes réunis et présentés par Z. Gavrić, R. Matić-Panić et D. Sretenović), Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990.

Breton, André, Nadja, Paris, Gallimard, 1928.

Breton, André, Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965.

Breton, André, Oeuvres complètes, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988. 

Dambre, Marc et Gosselin, Monique (dir.), L’éclatement des genres au XXe siècle, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001.

Lautréamont, Oeuvres complètes, Librairie générale française, 1963.

Matić, Dušan, « Roman i Beograd », Nova Anina balska haljina, Beograd, Nolit, 1974.

Mélusine No XXX, Mélusine, No XXX. Surréalistes serbes (dir. Henri Béhar et Jelena Novaković), 2010. .

Picon, Gaétan,  « Le style de la nouvelle poésie », Histoire des littératures, II, Paris, Gallimard, Pleiade, 1956, p. 228.

Ristić, Marko, Sans mesure, Beograd : S. B. Cvijanović, 1928.

Ristić, Marko, Nox microcosmica (1923-1953), Beograd, Nolit, 1955.

Ristić, Marko, Od istog pisca. Umesto estetike, Novi Sad, Matića srpska, 1957.

Ristić, Marko, Na dnevnom redu, Zagreb, Zora, 1961.

Ristić, Marko, Sans mesure, Novi Sad, Forum, 1962.

Ristié, Marko, Istorija i poezija, Beograd, Prosveta, 1962, pp. 83-84. 

Ristić, Marko, Sans mesure, Beograd, Nolit, 1986.

Novaković, Jelena, Recherches sur le surréalisme, Sremski Karkovci – Novi Sad, Izdavačka knjižarnica Zorana Stojanovića, 2009.



[1] André Breton, Second manifeste du surréalisme (1929), Oeuvres complètes, I, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 802. 

[2] André Breton, Les Pas perdus, Op. cit., 265. Marko M. Ristić, Uoči nadrealizma, Beograd, Nolit, 1985, p. 30.

[3]. Cité d’après : Vane Bor - Marko Ristić, « Anti-zid », Stevan Živadinović Bor. Pojetike srpskih umetnika XX veka 4 (Textes réunis et présentés par Z. Gavrić, R. Matić-Panić et D. Sretenović), Beograd, Muzej savremene umetnosti, 1990, p. 44. Sauf indication contraire, les traductions sont les nôtres. (Voir Mélusine No XXX).

[4] A. Breton, Op. cit., p. 320.

[5] Michel Murat, « Comment les genres font de la résistence », dans : Marc Dambre et Monique Gosselin-Noat (dir.), L’éclatement des genres au XXe siècle, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 22.

[6] Nous citons d’après l’édition suivante: Marko Ristić, Bez mere, Beograd, Nolit, 1986, p. 24. Dans Sans mesure, cette phrase est citée en traduction serbe, tandis que, dans Nox microcosmica, qui reproduit un certains nombre de textes poétiques publiés d’abord dans le dit « anti-roman », elle est en français. Nous la citons d’après : Marko Ristić, Nox microcosmica (1923-1953), Beograd, Nolit, 1955, p. 7.

 

[7] “Toutefois si tout ceci était, est un roman, et non pas une anthologie d’articles, un tel enchaînement semblerait, ne semblerait qu’oublier son commencement, sauter à pieds joints dans l’histoire.” (Louis Aragon, Henri Matisse, roman, Gallimard, 1971, vol. I, p. 15).

[8] Ibid.

[9] A. Breton, Op. cit., p. 314. 

[10]André Breton, Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 284.

[11] Il consiste en 11 collages et deux dessins.

[12]En reproduisant cette affiche dans cette note, il précise la date de la représentation: le 27 avril 1927 (Sans mesure, Beograd, Nolit, 1986, pp. 256-257). 

[13] Comme ce passage qui se rapporte aux activités du Roman personnifié : « Mais, voilà que tourbillonnent de plus en plus lentement les travailleurs de son brouillard, les mineurs de son rêve, dans un ralentissement sans mesure. Quels sont ces yeux embués (embrumés) ? La douleur qui penche sa main vers les rues en repos, la douleur qui se dégage de son sourire sombre, annonce ces bagues qui s’incrustent dans l’agate du ciel, qui tournent lentement et sourdement dans le ciel, en empoignant par leurs bordure l’une l’autre. Les anneaux dans lesquels disparaîtra sa dernière résistance, les bagues qui le marieront à la paix éternelle de la conscience instable. Mais, voilà qu’ils se dissipent en cercles nuageux de départ et que de toutes les rues latérales marchent à sa rencontre les chevaliers armés » (Ibid., p. 34).    

[14] Ristić a intitulé un de ses textes automatique “Un exemple”.

[15] Od istog pisca. Umesto estetike, Novi Sad, Matića srpska, 1957.

[16] « Les descriptions sont une prairie, trois rhinocéros, la moitié d’un catafalque. Elles peuvent être le souvenir, la prophétie. Elles ne sont pas le paragraphe que je suis sur le point de terminer. »  (Lautréamont, « Poésies II », Oeuvres complètes, Librairie générale française, 1963, p. 370).

[17] A. Breton, Op. cit., p. 313.

[18] Ibid., p. 314.

[19] Dans sa réponse à la question sur le miracle dans l'enquête « La mâchoire de la dialectique » dans l'almanach des surréalistes serbes L’Impossible, Ristić attire l'attention sur les ressemblances entre Sans mesure et Nadja en parlant des « relations intérieures » entre ces deux livres. Étant donné qu'ils sont écrits et publiés presque en même temps, ces ressemblances ne pourraient pas ressortir de l'influence immédiate de Nadja, mais plutôt de l'influence des textes antérieurs de Breton qui l'anticipent en quelque sorte et que Ristć} a eu l'occasion de lire: la pièce S'il vous plaît, l'article L'esprit nouveau dans Les Pas perdus, un des livres préférés des surréalistes serbes, et surtout le Manifeste du surréalisme.

[20] Aleksandar Vučo, “Ako se još jednom setim ili načela », Pesme i poeme, Beograd, SKZ, 1980, p. 34.

[21] Marko Ristié, « Predgovor za nekoliko nenapisanih romana », Istorija i poezija, Beograd, Prosveta, 1962, pp. 83-84.  

[22] Dusan Matić, « Roman i Beograd », Nova Anina balska haljina, Beograd, Nolit, 1974, p. 334.

[23] Ibid., p. 338.

[24] Gaétan Picon,  « Le style de la nouvelle poésie », Histoire des littératures, II, Galimard, Pleiade, 1956, p. 228. Cité, dans la traduction serbe, dans :  Marko Ristić, Na dnevnom redu, Zagreb, Zora, 1961, pp. 73-74.

[25] Dusan Matić et Aleksandra Vučo, Gluho doba (1940); Oskar Davico, Pesma (1952); Aleksandar Vučo: trilogie Raspust  (1954 ili 1956), Mrtve  javke (1957) et  Zasluge (1963); Dusan Matić, Kocka je bacena (1957).

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Recerche: La photographie et le texte chez les surréalistes serbes, Milanka Todić

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Foto srpski nadrealizam
 

Je te donne un thaler

pour que tu brises ton assiette,

pour que tu dises qu’une

chose est et n’est pas,

que tu dises noir et que tu dises blanc,

que tu dises oui et que tu dises non.

                                                     Nemoguće – L’impossible, 1930

 

            «  Un soir, devant le restaurant « Ruski tsar », au début de l’été 1928, j’ai annoncé (à défaut d’autre intuition) que Nadja serait illustré à l’aide de photographies ; pour découvrir, le lendemain matin, lorsque j’ai eu la surprise d’en recevoir un exemplaire, qu’il en était bien ainsi », a écrit Marko Ristić dans l’almanach Nemoguće – L’impossible, publié à Belgrade en 1930[1]. A cet instant, le fait que des photographies, et non des dessins ou d’autres modes d’illustration graphique habituels, aient été retenues pour illustrer un ouvrage dû à l’auteur du Manifeste du surréalisme, André Breton, est apparu d’une très grande importance. S’arrêtant sur les clichés de Boiffard figurant au fil des pages, Ristić a remarqué qu’ils étaient « ordinaires mais aussi hallucinants par leur sourde explicité  », ce qui, pour lui, était la preuve évidente que le « surréel est immanent au réel »[2].

                Nadja est paru en 1928 à Paris ; et déjà, l’année suivante, travaillant à la mise en forme de l'almanach Nemoguće – L’impossible, Marko Ristić et le groupe de surréalistes serbes y faisaient une large place aux photographies et photogrammes de Nikola Vučo et Vane Živadinović Bor. On peut donc penser que le roman de Breton et sa solution illustrative qui ne sont pas sans avoir précisément incité les surréalistes serbes à se tourner vers l’expérimentation de nouvelles formes de communication associant le texte et la photographie. On peut lire dans un essai sur le surréalisme de Walter Benjamin[3] que Nadja propose « une authentique synthèse créatrice » du roman artistique et documentaire. Alors que Karel Teige, parlant de la presse moderne, constate que le « typophoto » est une « nouvelle forme de livre qui réunit dans un même ensemble l’image et le texte »[4]. Ayant déjà revêtu vers la fin du 19ème siècle, notamment après l’invention de la photographie, et bientôt du cinéma, les contours d’une certaine émulation, le dialogue entre l’image et le texte a alors encore gagné en vigueur au sein des cercles ou groupes d’artistes d’avant-garde. L’image n’a plus pour fonction, désormais, d’accompagner le texte mais se trouve hissée sur un même pied d’égalité. Ut pictura poesis, comme aurait dit Horace.

                Entre le texte et l’image - soit principalement la photographie lorsqu’il s’agit des publications des surréalistes serbes - s’établit un nouvel équilibre au sein duquel le verbal et le visuel forment, à égalité, deux récits narratifs parallèles[5]. Ceci ressort déjà pleinement au vu du recours au « typophoto » pour la publication du manifeste du surréalisme serbe en première page de l’almanach Nemoguće – L’impossible 1930. En l’occurrence, cette première création collective et multimédiale d’un groupe d’artistes d’avant-garde y propose, sous cette forme nouvelle combinant verbal et visuel, un texte suivi des noms de treize surréalistes, associé à un photogramme de Vane Živadinović Bor. Soulignant ainsi l’avènement d’un nouvel équilibre révolutionnaire entre le verbal et le visuel, ce à quoi tenait tout particulièrement Breton en tant qu’idéologue du cours automatique de la pensée, les surréalistes serbes avertissent que leur almanach est un « livre poétique avec des images ». Ce faisant, il s’agissait parallèlement, pour eux, de se soustraire de façon habile à la censure impitoyable introduite au lendemain de l’instauration de la dictature par le roi Alexandre Karadjordjević, mais aussi d'affirmer leur volonté de construire une nouvelle synthèse visuelle/verbale dans l'art du surréalisme[6].

                Ayant posé et se voulant d’un modèle interdisciplinaire – visuel et verbal – en matière d’activité artistique, l'almanach Nemoguće – L’impossible l’a résolument expérimenté dans ses pages, à travers les créations de l’ensemble de ses collaborateurs, aussi hétérogène fut-il, formant le large groupe de surréalistes serbes. Les poètes, Dušan Matić, Milan Dedinac, Aleksandar Vučo, Oskar Davičo et bien d’autres se sont ainsi essayé à un mode d’expression « bilingue », accompagnant leur narration poétique d’un élément visuel : le collage, le dessin à l’encre de chine, photographie devenant pour eux de nouveaux instruments de l’énoncé artistique, tout aussi valables que les vers, les textes et des débats théoriques. Cette volonté d’explorer le dialogue complexe s’établissant entre la photographie et le texte était d’ailleurs antérieure à la parution de l’almanach, comme le prouve Javna ptica (L’oiseau public) de Milan Dedinac, paru en 1922, et une série de collage de Marko Ristić, réalisée en 1926 sous le titre La vie mobile. Cette pratique artistique combinant visuel et verbal s’est poursuivie, parmi les surréalistes serbes, dans la revue Nadrealizam danas i ovde (Le surréalisme maintenant et ici), et même après 1932, comme le montre le roman Podvizi družine Pet petlića (Les exploits de la compagnie des cinq coqs) d’Aleksandar Vučo et Dušan Matić, paru en 1933.

                Nous laisserons de côté de nombreux aspects de l’activité artistique multimédiale des surréalistes serbes, qui ont tous fait montre d’un égal intérêt pour les formes expressives tant textuelle que visuelle, pour nous arrêter sur les structures innovantes combinant l’une et l’autre, appliquées les collages et photomontages surréalistes confectionnés par les membres du groupe dans le cadre des échanges et communications entre eux[7].

                De l’abondante littérature, étrangère ou serbe, consacrée à l’analyse du collage surréaliste, nous nous contenterons ici de rappeler la position d’Aragon qui estimait que l’art visuel surréaliste est ancré dans les techniques du collage[8]. Si l’art était un thème sensible pour les surréalistes, ils n’en ont pas moins trouvé dans le cadre de leurs recherches révolutionnaires sur le texte et l’image, tout comme les dadaïstes, un nouveau support pour leur action publique. Les cartes postales kitsch, fruit d’une impression massive, avec l’adjonction d’un contenu dessiné fonctionnaient parfaitement dans l’esprit du readymade et à l’intérieur du cours automatique de la pensée.

                A la suite de l’intervention de Marcel Duchamp sur une reproduction de la Joconde (1919), les cartes postales sont devenues un vaste champ d’expression pour les initiatives les plus diverses de la part des surréalistes. Ceux de Serbie, tout comme leur homologues parisiens, se sont accaparé ces images bon marché, fruit d’une impression massive, pour les inclure dans leur stratégie d’activité subversive dans le domaine de l’art. Elles présentaient l’avantage d’offrir un lien direct entre l’image, à l’avers, et le texte, à l’envers, mais aussi d’être un excellent instrument de communication dans le cadre d’échanges intensifs tant entre les treize surréalistes serbes qu’au sein du large réseau d’artistes surréalistes qui agissaient sur le plan international. Mais les cartes postales n’ont pas été les seules à servir les ambitions des surréalistes visant à investir le vaste et énorme réseau qu’était la poste dans les premières décennies du 20ème siècle. C’est tout l’ensemble de cette organisation, éminemment institutionnelle, qui a été « mis au service de l’internationalisation de leur mouvement »[9]. Outre les cartes postales, ils échangeaient presque quotidiennement des télégrammes et des lettres, alors que très régulièrement parvenaient des colis ou d’autres envois à leurs diverses adresses, et ce, tant celles disséminées de part le monde, que d’un quartier à l’autre d’une même ville. Presque chaque jour, Marko Ristić consignait dans un journal ses activités postales ainsi que celles de ses correspondants. « Breton nous a adressé le 1er avril 1932 sa réponse ainsi que celle d’Eluard à notre enquête sur le désir », « il [Marko Ristić] a adressé à Koča quelques exemplaires de NDIO 2[10], pour qu’il les fasse suivre aux adresses d’Aragon », « il a reçu une lettre de Breton », « il a reçu une carte au texte abondant d’Aca (Aleksandar Vučo) » peut-on lire dans son journal, publié par extraits, pour la période allant de février à avril 1932[11]. Plus tard, en 1933, il passe une journée entière à faire des colis, contenant des publications surréalistes, destinés à Prague[12]. « Le dimanche ouvrez les yeux plus tôt regardez par la fenêtre ne doutez jamais la nuit », peut-on lire dans un télégramme non signé adressé en urgence à Marko Ristić le 11 juillet 1932, à Vrnjačka Banja[13].

                Faisant penser à des cartes postales, Odmor u manastiru (Vacance au monastère), Vaspitanje dece (Education des enfants), Kolaž (Collage) s’inscrivent dans une série de travaux de petit format, réalisés par Vane Živadinović Bor en utilisant des reproductions d’œuvres qu'il s'est appropriées en y procédant à des interventions artistiques originales. Ceci est venu étayer, au niveau de la pratique artistique avant-gardiste, l'analyse théorique contemporaine de Walter Benjamin sur la position de l’œuvre artistique à l'ère de la reproduction technique[14]. Le processus de transformation d’une copie ou reproduction commerciale mécanique en oeuvre d'art originale ressort tout particulièrement sur les photo-collages de Bor et ses interventions réalisées au cours des années trente du siècle dernier. Son travail d'appropriation d'images reproduites mécaniquement, comme nous l'observons sur les travaux indiqués, a été décisif pour la disparition de l’aura d’œuvre authentique de l’original. Ce qui était jusque là unique et inimitable, a été totalement bouleversé et chamboulé, de sorte que la reproduction de moines perclus dans quelque monastère s'est superposée, de façon inattendue et impeccable, avec des baigneurs photographiés quelque part ailleurs.

                La correspondance de longue date entre Vane Bor et Salvador Dali s'est poursuivie à travers une appropriation d'une toile de Dali reproduite sur la couverture de la revue The American Weekly (1938-01-09)[15]. Bor a aussi recréé la célèbre photographie de Georges Sand prise par Nadar en y adjoignant une dédicace à Marcel Duchamp, établissant, ce faisant, une nouvelle association d’idées révélant la double identité de naissance du modèle représenté mais aussi le caractère inacceptable de la compréhension conventionnelle de l’œuvre d'art en tant qu’objet originel et unique.

                Le montage et la confrontation dialectique de fragments visuels et textuels ont été à la base d'une série de travaux précoces de Marko Ristić, et notamment de ceux réunis dans le cycle La vie mobile[16]. Entretenant une intense correspondance, Marko Ristić, tout comme Vane Bor, a tapissé de lettres et de cartes postales les murs de son espace privé et intime, inaugurant ainsi un nouveau polygone pour l'action publique de l'artiste. Au dos d’une carte postale rehaussée d’un collage, qu'il désigne comme le Castor et adresse, depuis Paris, à Aleksandar Vučo, Marko Ristić écrit : « dans la lettre que je vous ai adressée il y a une demi-heure... » : la mobilité, la portabilité de la carte postale et sa rapidité, « il y a une demi-heure », sont les éléments d’un nouveau mode de communications qui pourrait aujourd’hui être comparé avec les messages envoyés de nos portables. Le système postal a accéléré la communication entre les deux amis, surréalistes, Marko et Aca, alors que le procédé du collage a relégué au second plan et même annulé leur séparation physique. Ils sont comme deux yeux de la tête de l’étrange castor américain, comme le confirme la photographie ultérieurement collée sur la carte postale.

                Les montages verbaux et visuels opérés dans les travaux intitulés Quel est ce mort ? Bez naziva (Sans titre) et Asamblaž (Assemblage), réalisés au cours des années trente du siècle dernier, s’écartent de la conception conventionnelle de l’œuvre d’art, en annonçant l’expérience alternative du mail art et de l’art post-moderne. Le texte de lettres privées, des enveloppes portant des timbres oblitérés, des fragments de cartes postales kitsch ou de bandes dessinées, des articles de journaux découpés forment la structure multimédiale, dynamique et confuse, des collages de Ristić. A travers ces oeuvres, ce dernier trace la carte de la partie du monde touchée par la révolution surréaliste et révèle publiquement ses amitiés personnelles.

                Le recours aux procédés d’appropriation, de collage et de montage de réflexions, de mots et d’images est également typique pour d’autres membres du groupe des surréalistes et représentants de l’avant-garde serbe. Les exemples conservés attestent l’existence d’une recherche personnelle, s’appuyant sur un fonds idéologique et esthétique, visant à la création de structures verbales et visuelles, dans les travaux de Moni de Bulija , Boško Tokin, Dušan Matić, Oskar Davičom Pavle Bihalije, Ratsko Petrović et d’autres.

                La façon dont les courriers privés permettaient de propager une idéologie et des convictions politiques est parfaitement illustrée par un courrier adressé depuis Zagreb, en 1936, par Miroslav Krleža à Marko Ristić qui se trouvait à Belgrade. La guerre civile en Espagne y est évoquée comme un sujet d’inquiétude que Krleža ne commente pas seulement à l’aide de mots mais aussi par l’image[17]. Simultanément, il a nettement modifié la dimension usuelle du papier à lettre en prenant une feuille se rapprochant de la taille d’une affiche. En raison de sa teneur ostensiblement intellectuelle et de sa rhétorique idéologique et ironique cette lettre en images doit être lue comme un acte artistique emprunt d’une idéologie de gauche et visant à la provocation. L’enveloppe, que Marko Ristić gardait toujours avec la lettre qu’elle contenait, s’écarte, elle aussi, du modèle usuel et concourt à ce que le lien entre l’expéditeur et le destinataire, entre le conscient et l’inconscient, devienne plus intense tout en repoussant les limites du système postal public en faveur de la communication privée, ce qui constitue aussi à travers cet art politiquement engagé, une annonce du mail art.

                Bien que Marko Ristić parle d'un « sentiment d’insipidité après avoir fouillé dans ses vieux papiers et ses vieilles lettres » et bien qu'ait été perdue, entre temps, une bonne part de sa précieuse et volumineuse correspondance, on ne peut aborder un texte traitant des cartes postales surréalistes et du système postal au service du surréalisme sans évoquer un artiste en particulier. Il s'agit de Georges Hugnet avec lequel Marko Ristić a entretenu une longue correspondance amicale, et qui a confectionné en 1935, spécialement pour Marko, une boîte portant, sur son couvercle, une dédicace accompagnée du collage Le rendez-vous. D’après les toutes dernières recherches, on sait qu’en 1937 Hugnet a conçu un ambitieux projet international auquel devait être associer un grand nombre de surréalistes du monde entier et, cela va de soi, de Serbie aussi. En l’occurrence, il demandait à chacun d’eux de lui faire parvenir une de leur création encore non publiée, et qui « jouerait avec l’idée de carte postale »[18]. D’après les lettres conservées, ce projet intitulé « La carte surréaliste garantie » prévoyait un tirage total de dix milles cartes qui devait être financé de façon successive au fur et à mesure de la parution des séries. A la veille de la Deuxième Guerre mondiale il avait uniquement réussi à tirer une première série de vingt et une cartes parmi lesquelles figuraient des travaux de Man Ray, Meret Oppenheim, Yves Tanguy, Marcel Duchamp, etc. Bien que le projet initial n’ait été interrompu à ses tous débuts, Hugnet a réalisé seul, en 1947/48, une seconde série de cartes qui n’a été que tout récemment exposée pour la première fois à New York, sous le titre « La Vie amoureuse des spumifères »[19].

                Dans l’intitulé même du projet de Hugnet il était précisé qu’il s’agissait de cartes postales surréalistes « garantie », ce qui apparaît comme un emprunt évident au dictionnaire publicitaire de l’époque, déjà typique de la société de consommation en devenir qu’était l’Europe de l’entre deux-guerres. Il est bien connu que les cercles avant-gardistes des années trente affectaient d’utiliser ce type de langage dépersonnalisé, propre à la publicité. C’est ainsi que l’on peut lire sur un des collages de Boško Tokin le slogan, alors à la mode « Libérez-vous des préjugés ! ».

                Hormis le langage populaire de la publicité, l’avant–garde, rejetant le dictat de la moderne, a accepté les cartes postales dans tout ce qu’elles avaient de plus banal, et avec elles l’esthétique du kitsch. Sans aller plus avant ici dans l’analyse des rapports complexes entre l’avant-garde et le kitsch, nous ajouterons à tout ce que Greenberg a écrit sur ce thèmem dans son célèbre essai L’Avant-garde et le kitsch[20], une intervention d’un des surréalistes serbes, publiée dans la le n° 2 de la revue Nadrealizam danas i ovde, paru en 1932.

                « Ljubav (L’amour) » est le titre d’une contribution composée de deux photographies accompagnées d’une longue légende. Il y est dit, entre autre, que ces deux reproductions représentent « un simulacre de désir assouvi ».  Toutes deux, a travers leur message visuel, montrent respectivement un amour qui, pour l’une, est « suffisamment sincère pour vider et halluciner une véritable rue estivale » et, pour l’autre, conduit « au cœur du délire authentique d’une fausse pierre », à une ivresse folle, ce qui est précisément le titre de la sculpture reproduite. La juxtaposition surréaliste conduit à la confrontation de deux contenus visuellement différents qui, au niveau de leurs légendes, sont mis sur un pied d’égalité par les méthodes de la comparaison. Il y a aussi égalisation de leurs qualités esthétiques car les deux images ont été reproduites de façon massive en recourant à des moyens techniques : une première fois en tant que cartes postales et la seconde en tant qu’illustrations imprimées dans la revue Nadrealizam danas i ovde. Le fait que soit reproduit sur l’une des cartes postales, une pièce de musée, soit une sculpture, et sur la seconde, une variante kitsch, de l’amour libre, ne change rien à la signification esthétique finale de la reproduction. Toutefois, les deux reproductions étant interprétées comme des simulations dans le contexte de la revue surréaliste Nadrealizam danas i ovde, cette intervention revêt un rôle clé dans la lecture du message idéologique. En l’occurrence, la longue légende accompagnant ces images, telle une voix s’élevant en arrière fond, exige l’ « authenticité du désir et du rêve », au lieu de la « peinture artistique moderniste et académique », ce qui révèle la position révolutionnaire d’un groupe surréaliste et avant-gardiste[21].

                Déjà associés en première page du manifeste du surréalisme serbe, l’almanach Nemoguće – L’impossible, la photographie et le texte apparaissent comme deux instruments à part entière visant à la création d’une image poétique et, plus précisément, à l’expression de la pensée automatique[22]. Dans le même sens, la métaphore poétique de Breton sur l’homme coupé en deux par la fenêtre, égalise la valeur du textuel et du visuel dans la découverte et la communication de contenus subconscients. Dans la première phase de leur activité, les surréalistes serbes se sont intéressés, eux aussi, à l’enregistrement écrit de la pensée, mais ils ont rapidement découvert d’autres techniques d’expression, à savoir visuelles, telles que la photographie, le photogramme, le collage, le cadavre exquis, la décalcomanie qui pouvaient correspondre à leur exigence révolutionnaire les incitant à sortir des cadres de la culture bourgeoise et de l’art moderne.

                Aux fins de s’assurer un moyen leur permettant, à l’instar d’un réseau, d’échanger en toute liberté des idées et des messages les surréalistes serbes ont habilement utilisé l’institution officielle qu’était la poste. Ils ont mis ce vaste système international au service de leur propre univers privé en utilisant, de façon innovatrice, les instruments de communication ordinaires qu’étaient la carte postale, avec ou sans illustration, et les télégrammes. S’y ajoutant que le jeu et la volonté de s’amuser constituaient des valeurs légitimes aux yeux de l’idéologie surréaliste, les jeux de mots introduits dans les télégrammes, ainsi que les retouches apportées aux cartes stérotypes se sont mis à circuler tout azimut, d’un bout à l’autre de la sphère publique couverte par la poste. Aussi retreint soit-il l’espace des cartes et des télégrammes est ainsi devenu une puissante plate forme pour l’activité publique et révolutionnaire des surréalistes. Le lecteur/observateur se voyait inviter à établir avec les cartes postales une double ligne de communication : l’une conduisant l’œil à la lecture du message textuel, au dos, et la seconde au décodage de l’image, sur la face avant. Les messages visuel et verbal donnaient ainsi forme à une intertextualité accessible à tous, car les cartes postales étaient parfois adressées sans enveloppe. Aussi banales et anodines soient-elles, puisque fruit d’une technique de reproduction massive, les cartes postales, à la suite des interventions surréalistes, ont été transformées en oeuvres artistiques d’avant-garde originales, dotée d’une textualité complexe. Elles ont amené le système public de la poste à répondre aux besoins privés des surréalistes en problématisant une forme conventionnelle de communication entre l’expéditeur et le destinataire, entre le public et le privé, entre le kitsch et l’avant-garde.



[1] Čeljust dijalektike (La gueule de la dialectique), Nemoguće – L’impossible, Belgrade 1930, p. 45 ; B.J. Komins, Sightseeing in Paris with Baudelaire and Breton, Comparative Literature and Culture 2.1 (2001). http://docs.lib.purdue.edu./clcweb/vol2/iss1/

[2] Idem.

[3] W. Benjamin, Le Surréalisme, dernier instantané de l’intelligence européenne, Essai, Belgrade 1974, p. 262.

[4] K. Teige, Konstruktivistička tipografija na putu ka novoj formi knjige (La typographie constructiviste en route vers une nouvelle forme de livre), Vašar umetnosti, Beograd 1977, p. 188

[5] M. Todič, Nemoguće, umetnost nadrealizma (Nemoguće, l’art du surréalisme), Beograd 2002, pp. 29-31.

[6] Idem, pp. 27-31, 69.

[7]  M. Todić, Cut and Paste Picture in Surrealism, Muzigologija, 6, 2006, pp. 281-302, http://www.doiserbia.nb.rs/img/doi/1450-9814/2006/1450-98140606281T.pdf

[8] Aragon, La peinture au défi, Paris 1930.

[9] E. B. Heuer, Going Postal : Surrealsim and the Discurses of Mail Art, http://etd.lib.fsu.edu/theses/available/etd-11102008-141907/unrestricted/HeuerEDisseration.pdf

[10] Nadrealizam danas i ovde 2 [NdT]

[11] M. Ristić, Oko nadrealizma II (Autour du surréalisme II), préparé par N. Bertolino, Belgrade 2007, p. 115, 121.

[12] Idem, p. 495.

[13] Idem, p. 351.

[14] W. Benjamin, O fotografiji i umetnosti (Sur la photographie et l’art), Belgrade 2007.

[15] Vane Bor, Correspondance à Salvador Dali, Beograd, 31 décembre 1932, Le surréalisme au service de la révolution, n° 6, Paris 1933, p. 46 ; M. Todić, Nemoguće, p. 52, 71. 

[16] M. Todić, Cut and Paste Pictures in Surrealism, pp. 282-287.

[17] Sur les cartes postales imprimées à l’occasion de la Guerre d’Espagne voir plus en détail E. B. Heuer, oeuvre citée.

[18] E. B. Heuer, oeuvre citée.

[19] http:/ubugallery.com/phpwcms/download.php ?id=167581,321616,1; http:/www.nytimes.com/2012/01/06/arts/design/georges-hugnets-spumifers-at-ubu-gallery-review.html

[20] C. Greenberg, Avant-garde ant Kitsch, http://www.sharecom.ca/greensberg/kitsch.html

[21] Nadrealizam danas i ovde, 2, Belgrade 1932, s.p.

[22] K. Grant Surrealism and the Visual Arts : Theory and Reception, Cambridge University Press, Cambridge, 2005, p. 22.

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Recherche:Dadaïsme, surréalisme et chaplinisme, Bojan Jović

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Carli Caplin
 

          Les unanimistes le réclament. Il serait un des leurs. Il serait aussi dadaïste, une réaction contre la sensibilité romantique, un sujet de psychanalyse, un classique, un primitif.

        Henri Michaux, « Notre frère Charlie »

            La position des artistes d’avant-garde du début du siècle dernier vis-à-vis de Charlie Chaplin laisse ressortir une véritable fascination à son égard. Les nombreux aspects de son génie créateur, mais aussi certains événements marquant de sa vie ne cessent d’attirer l’attention des avant-gardistes qui lui consacrent des articles, des ouvrages et même des numéros spéciaux de leurs revues ; d’année en année, la figure du petit vagabond, souvent identifiée avec son créateur, va progressivement outrepasser la simple image pour endosser diverses significations symboliques. Elle devient aussi une source d’inspiration pour la création littéraire et artistique qui fait d’elle* un héros d’œuvres écrites, un motif de toiles artistiques, un thème de pièces de théâtres ou d’œuvres cinématographiques, et même de compositions musicales, de ballets et d’opéras. Charlot s’érige* en un repère et un modèle au regard duquel se positionnent les représentants les plus en vue de l’avant-garde culturelle européenne ainsi que de nombreux autres créateurs et penseurs.

            Parmi les premiers, ce sont les créateurs dadaïstes et (plus tard) surréalistes, tels que Jacques Vaché, Louis Aragon, Tristan Tzara, Paul Eluard, Henri Michaux, Pierre Reverdy, Philippes Soupault, Albert Cohen, Georges Grosz, Jorge Luis Borges, Branko Ve-Poljanski, Marko Ristić, Djordje Jovanović, Dušan Matić qui, à divers titres et de diverse façons, vont accepter Chaplin et son oeuvre. Nous nous proposons de présenter un bref aperçu des principales créations liées à la thématisation textuelle de Chaplin, tant dans le cadre de matériaux publicitaires et de propagande, que dans des lettres, journaux ou textes littéraires ayant pour auteurs* des dadaïstes et surréalistes européens parmi les plus influents.

***

            Etant alors mobilisé, Jacques Vaché, ami d’André Breton et l’un des principaux inspirateurs* du mouvement surréaliste, découvre les films de Charlie Chaplin, comme la plupart des membres du cercle avant-gardiste parisien, dans les salles de cinéma de la capitale, lors de ses permissions. Cette rencontre laisse* en lui une trace indélébile. Rapportant* ses réflexions dans l’une de ses lettres écrites sur le front, il rêve

 

... [dans] quel film je jouerai ! – Avec des voitures folles, savez-vous bien, des ponts qui cèdent, et des mains majuscules qui rampent sur l’écran vers quel document !... inutile et inappréciable ! - Avec des colloque si tragiques, en habits de soirée, derrière le palmier qui écoute ! Et Charlie, naturellement, qui rictusse, les prunelle paisible. Le policier qui est oublié dans la malle ![1]

 

                Pour les dadaïstes Charlie Chaplin est bien plus qu’un acteur comique – c’est une icône, c’est le plus grand artiste au monde,* mais aussi, en tant que créateur, un collègue dont ils vont très* volontiers reprendre le personnage et les avancées* artistiques pour les mettre au service de leurs propres visées. A plusieurs reprises Tristan Tzara met à profit le nom de Chaplin : il le mentionne, par exemple, comme membre associé de Dada sur une affiche  de 1919 « La seule expression de l'homme moderne - lire DADA » 1919. Il rédige aussi une annonce publiée par Emile Duharm le 2 février 1920, dans le Journal du peuple, dans laquelle on peut lire :

 

Charlie Chaplin, l’illustre Charlot, vient d’arriver à Paris. Il va nous être donné de l’applaudir ; ses amis « les poètes du Mouvement Dada » nous convient à la matinée qu’ils organisent [...]. Le célèbre acteur américain y prendra la parole […]. On a su dernièrement que Charlie Chaplin venait d’adhérer au Mouvement « Dada »... Gabriele d’Annunzio, Henri Bergson, Le Prince de Monaco [se seraient] convertis au Dadaïsme[2].

 

            Dans une lettre adressée à Tzara, Breton, au fait de l’intention du dadaïste roumain d’utiliser le nom de Chaplin en vue de promouvoir* le dadaïsme, écrit qu’il ne sait pas trop ce qu’il doit en penser. «  Cet écho sur Charlie Chaplin me surprend délicieusement. Mais, bien sûr, ce n’est pas vrai ?[3]  Si lui-même ne se prononcent, pratiquement nulle part, de façon explicite* sur Chaplin et son art, il n’en est pas moins mis en relation, à plusieurs reprises, avec Charlot par d’autres artistes de la mouvance avant-gardiste : Passant en revue les membres du Mouvement dadaïste dans son texte « Présentation de circonstance », paru dans la revue 391 de Picabia, Eluard décrit Breton comme un « Charlot tragique ». / « Breton, Charlot tragique, Breton, onze petits morts » / Diego Rivera rapporte, pour sa part, que son enthousiasme pour Chaplin est partagée par d’autres « supporters de Charlot » appartenant à un même cercle de créateurs : Ilya Ehrenburg, Guillaume Apollinaire, Max Jacob et André Breton[4].

            Chaplin allait aussi figurer en bonne place* sur une liste de personnages célèbres, dressée et publiée dans le n° 18 de Littérature (pp. 1-7), de mars 1921, par les rédacteurs de cette revue - Aragon, Breton et Soupault -, dans l’intention d’en donner un classement par ordre d’importance. Ce faisant, le but recherché n’était nullement d’élever sur quelque piédestal les 191 noms retenus dans cette liste, mais, au contraire, de les désacraliser,* et ce en appliquant* précisément la méthodologie scolaire (soit par l’attribution d’une note) contre laquelle ils se battaient. Charlot y occupe la troisième position, avec la note moyenne de 16,9 (précédé par Breton 16,85 et Soupault 16,30, et devançant Aragon, Vaché, Eluard, Tzara, Freud, Sati, Sade, Reverdy, Picasso, Man Ray, Jarry, Jacob, Einstein, Chagall, De Chirico,  Arp.) On notera que Chaplin a reçu de Breton la note 17/25, alors que, paradoxalement, il doit ses notes les plus basses à Soupault 11/25 et Tzara 10/25.

            S’il n’était pas difficile de voir les tous derniers films de Charlie Chaplin en France, il en allait tout autrement dans l’Allemagne d’après-guerre,* tant à cause de l’issue du conflit que de sa politique culturelle.* En conséquence, les dadaïstes et les sympathisants de Dada (Grosz, Heartfield, Hilsenbeck, Hausmann, Blumenfeld, Picabia, Gutmann, Arp, Tzara, Serner, Schwitters, Ernst, Kobbe, Hertzfeld, Archipenko, De Chirico, Hustaedt, Noldan et Piscator) ont publié en 1920 une lettre de protestation s’élevant contre leur non diffusion : « Int. Dada-Kompania, Berlin adresse ses salutations à Charlie Chaplin, le plus grand artiste du monde et parfait dadaïste. Nous protestons en raison de la censure des films de Chaplin en Allemagne. » Der Dada 3, p. 437 1. L’absence d’informations de première main a même, dans certains cas, conduit à des spéculations les plus farfelues* sur les origines de Charlie Chaplin et sur sa vie. C’est ainsi que le dadaïste Paul Citroën propose une biographie toute particulière de Charlie Chaplin dans une lettre adressée à Richard Hilsenbeck en 1920 :

 

Vous savez probablement que le père de Charlie Chaplin s’appelait Adolf Zeppelin,* né à Mannheim,  sans être toutefois de la parenté du célèbre Baron Zeppelin, rendu célèbre par son dirigeable [...] A l’époque de la spéculation sauvage, Adolf a émigré en Amérique. Il s’est installé à Chicago, dans la célèbre East Street* où il est devenu propriétaire d’un petit bar. Il avait un fils qui se prénommait Charlie.* Lorsque Charlie a eu trois ans révolu son père l’a donné à un  cirque ambulant ; c’est là qu’il a appris le métier d’acrobate. Plus tard Charlie s’est rendu en Angleterre, où il a été engagé par L. Veinbergen** pour sa compagnie cinématographique de Washington, en Amérique. Il est donc retourné en Amérique où il est devenu le comédien le mieux payé.* Ainsi, selon une logique Dada, le petit Charles Zeppelin est devenu Charlie Chaplin, le plus grand artiste au monde ».[5]

 

            Pour sa part, Philippes Soupault se lance même dans une vaste biographie imaginaire du personnage cinématographique de Chaplin, inventée en se fondant sur les films de Charlot :

 

Je ne puis me dissimuler que je n’ai voulu qu’être l’humble historiographe du petit bonhomme qui a su exprimer en la résumant l’angoisse éternelle du monde d’aujourd’hui actuel. Je n’ai fait que raconter en respectant dans toute la mesure du possible la merveilleuse poésie qui anime Charlot[6]

 

            Soupault conclut sa préface en constatant que le caractère émouvant de la vie de Charlot tient précisément au fait qu’il s’alimente aux sources mêmes de la poésie. Charlot est un poète au sens le plus pur et le plus fort du terme, affirme Soupault, et, si l’on veut donner de lui une image plus profondément vraie, ce n’est pas une biographie qu’il aurait fallu écrire, mais un poème.

 

            Et les débuts littéraires de Louis Aragon tiennent* même précisément au moment où, anticipant en quelque sorte l’idée de Soupault proposant d’écrire un poème sur Charlot pour donner de lui une « image plus profondément vraie », il compose ses premiers vers inspirés par ce dernier* :

 

Je n’avais pas 20 ans quand j’ai écrit probablement le premier poème qu’on ait fait pour lui, en tout cas mon premier poème publié. Par Louis Delluc, dans «  Le Film », une revue publicitaire. Ce sont les gens de ma génération qui ont compris Charlot, comme on traduisait péjorativement Charlie. Quand une femme avait chercher à le salir devant la justice américaine, j’ai écrit pour le défendre un article qui avait toute la violence de ma jeunesse, c’était dans les années vint… Il m’en a écrit peut être trois lignes pour m’en dire merci. Il y a des choses comme celles-là dont on éprouve pour toute sa vie une grande fierté.[7]

 

            Le poème évoqué par Aragon, « Charlot sentimental », est paru en mars 1918 dans la revue Le Film de Louis Delluc, avant d’être publiée sous une nouvelle version, « Charlot mystique », dans la revue Nord-Sud de Pierre Reverdy en mai de la même année. D’après les connaissances actuelles,* ces deux textes seraient les deux premières oeuvres relevant de la « grande » littérature à avoir pour thème Charlie Chaplin et son art cinématographique. Par la suite, « Charlot mystique » a trouvé place dans le premier recueil de poésie d’Aragon Feux de joie (1920), alors que « Charlot sentimental » n’a jamais été repris dans quelque autre publication. L’idée prévalant serait que son texte n’était qu’un premier jet qu’Aragon, après sa publication, a tenu à retravailler pour arriver à un texte définitif ; les différences entre les deux versions sont toutefois si flagrantes que l’on peut difficilement parler d’une amélioration, mais plutôt de l’écriture d’un nouveau poème[8].

 

            Outre le nom du personnage créé par Chaplin dans leur titre,* on reconnaît aisément dans ces deux poèmes d’Aragon certains éléments des films de Charlot (avant tout Floorwalker – Le grand magasin, 1916 : les escaliers roulant, l’ascenseur, la jeune fille qui tape à la machine, la poursuite avec les policier, le magot plein d’argent). Dans «  Charlot sentimental » Aragon développe un thème qui allait devenir un lieu commun entrant dans une grande partie des textes* (littéraires) sur le thème de Chaplin, mais aussi dans ceux émettant* une opinion critique à l’égard de Charlot : l’amour malheureux et non partagé,* qui, même lorsqu’il est sur le point de naître* ne réussit pas à s’imposer pleinement, car il* se voit contaminer par d’autres sentiments tels que la compassion ou l’indifférence. « Charlot mystique » se présente, pour sa part, comme un patchwork de voix et de pensées humaines, tant intimes que liées aux tâches accomplies dans un grand magasin ; ce poème se termine peut-être par une sorte* de commentaire poétique évoquant le caléidoscope de l’expression* humaine* ( « C’est toujours le même système / Pas de mesure ni de logique / Mauvais thème » [9].

            Après ces deux écrits de jeunesse, composés sur la thématique de Charlie Chaplin, Aragon a publié en 1921 son premier roman intitulé Anicet ou le Panorama ; bien qu’il ne recèle aucun élément associant explicitement au personnage de Charlot, contrairement aux deux poèmes où son nom apparaît dans le titre même, on peut y relever un influence évidente de l’esthétique et des thèmes de Charlie Chaplin. A travers un récit picaresque et satirique, Aragon y relate les aventures d’un jeune poète qui rejoint* une mystérieuse société vouée* à la célébration de la beauté sous les traits d’une femme du nom de Mirabelle. L’initiation d’Anicet incombe à six** de ses membres, fidèles* représentants de la société intellectuelle et artistique de l’époque, dont l’un, le serveur Paul, personnage totalement amoral, à la gestuelle purement cinématographique, a assurément été façonné sur le modèle de Charlot[10]. La ressemblance entre Paul et Charlot est à tel point évidente, depuis son chapeau melon* et sa canne jusqu’à ses gestes nerveux et saccadés,* qu’elle confère assurément, pour le lecteur, une signification supplémentaires* aux nombreuses scènes où il apparaît :

 

Tout dans sa démarche était mécanique, il y paraissait plusieurs volontés qui mouvaient séparément les parties de son corps de façon à les faire valoir chacune, et on devinait que ne s’en trouvait point que n’animât le souci de plaire à la belle hôtesse.[11]

 

Si, au premier coup d’œil, Anicet avait éprouvé l’envie de se moquer de cette marionnette, il dut très vite s’avouer qu’un émoi singulier l’étreignait à la vue de ce personnage toujours angoissé, qui se battait à tel point contre le monde matériel qu’il lui fallait inventer juste au plus petit geste alors même qu’il le répétait.[12]

 

            En conflit permanent avec tout ce qui l’entoure, avec tous les mécanismes sociaux ou naturels, confondant les objets inanimés et les êtres vivants, se sentant* lui-même comme engoncé par une « carapace mécanique »* telle celle de Bergson, Paul est simultanément un plaisantin* à l’aspect comique et un personnage empli de craintes ; une incarnation de la « sensation de ridicule et de l’impossibilité de fuir ».

 

            La gestuelle* mécanique de Charlot, en tant qu’élément marquant* de son personnage, a aussi été thématisée dans une autre oeuvre en prose, datant des mêmes années, Mélusine de Franz Hellens, auteur belge proche de la poétique surréaliste. Ayant affublé le héros de son roman d’un nom obtenu par déformation argotique du mot Charlot – Locharlochi, il lui a aussi donné un aspect qui rappelle très fortement le personnage de Charlot, dont il a repris (presque) tous les attributs :

 

Du dernier groupe travaillant au fond de la salle, je vis se détacher un homme qui avait l’air de compter ses pas. Un chapeau melon noir trop petit se balançait sur sa tête, il portait une longue jaquette sombre, boutonnée à la taille, un gilet de couleur et un large pantalon qui s’agitait et pendait tristement sur ses grands pieds. Ses épaules oscillaient d’un écart régulier ; il avançait, posant le mouvement ou l’élevant, et son visage blanc portait une grimace de plaisir imprimée. Il marcha vers Mélusine, lui prit le bras, et demeura les jambes croisées, arrêtant sur elle des yeux qui affirmaient la décision de la conquête. Comme elle poussait un cri, je me précipitai pour la reprendre. Je tirai l’homme par les épaules, le retournai vers moi et le fixai sévèrement. Il me regardait sans bouger. Son corps était figé, raide comme la canne qu’il tenait en main ; la grimace de plaisir s’était changée en un sourire amer dont l’immobilité me glaça.[13]

 

            A titre de contribution à la revue Le Disque vert, Hellens choisit précisément un chapitre de son roman, intitulé « L’Ecole du Mouvement », où certains passages* peuvent être interprétés comme sa vision de l’esthétique du rire selon Chaplin, et en particulier ce mélange héroïco-comique qui reflète les exigences de l’époque :

 

La raison de mon habillement et de certains gestes qui vous font rire, et que je pourrais appeler des hors d’œuvres, est fort simple. Pour enseigner mes contemporains je me suis fais acteur. Notre époque réclame des prouesses ; mais elle veut que l’agilité se cache sous des apparences grossières et malhabiles. Le music hall a remplacé le cirque, la drôlerie le sérieux. Je parais, tout le monde rit. On me croit gauche et maladroit. Je me heurte aux obkets, je trébuche, je me relève. A travers le rire, l’étonnement commence à percer. On me suit, je déploie mes souplesses. Chaque passe est applaudie. Je produis en même temps la vitesse et le rire. En vingt secondes, j’ai parcouru beaucoup de chemin et propagé une multiple gaieté. On ne sait plus si l’on a ri davantage ou admiré. Mais le rire que j’évaille est aussi éloigné de celui que chanta Homère, que l’automobile de Pierpont-Morgan diffère du char d’Hector. C’est le rire amer, sec, bref, saccadé, détonnant, d’une époque affairée, le trépignement rapide d’une humanité positive et désabusée[14]

 

            Le texte d’un autre auteur d’origine belge, proche du surréalisme, Henri Michaux, « Notre frère Charlie », constitue un exemple de contributions « manifestes et hybrides » à la mise en lumière de l’art de Chaplin. En dix chapitres, Michaux y développe une structure littéraire complexe, proche de l’essai,* visant à définir les caractéristiques principales de la personnalité et de la créativité* de Charlie Chaplin, et leur possible* développement sous une forme littéraire. Après avoir avancé la conviction que Chaplin est l’expression de l« âme moderne » sous ses nombreuses formes/professions,* et énuméré ce qui caractérise l’art de Chaplin dans son ensemble : «  Les unanimistes le réclament… » Michaux entreprend,* dans les paragraphes suivants, d’exposer ses remarques sur certaines spécificités qu’il « justifie » ensuite en décrivant* certains épisodes des aventures de Charlot d’une façon très dadaïste/surréaliste. Ce faisant, il s’appuie aussi bien sur certains films réels de Chaplin (2. Une vie de chien ; 7. & 8. Charlot au music hall ; 4. Charlot patine et l’Emigrant), que sur des œuvres de son invention. Ainsi, accompagnant l’affirmation que Charlot est une « réaction contre la sensibilité romantique » on peut lire un récit obscur, grotesque et teinté d’humour noir dans lequel Charlot tue sans pitié un policier dont il jette le corps dans un canal[15]. Les aventures de Charlot en tant que personnage se trouvant de l’autre côté de l’ordre et de la loi,* reçoivent ainsi un trait cynique et sardonique, et se posent* en opposition direct à l’ordre social :

 

Charlie, réaction contre le Romantisme.
Nous n'avons plus d'émotions. Mais on agit encore.
Charlie, c'est nous. Il tue un policeman. C'est fait. II le tire par les bottes jusqu'à

la rivière. Il ne se retourne pas. A la rivière, il le pousse du pied.
Le cadavre et Charlie, chacun va de son côté. Charlie marche, marche. Fatigué, il s'assied sur la pierre. Et la pierre, c'est la pierre, c'est la pierre du bief 3. Et la pierre retient l'écluse, et l'écluse retient le cadavre du policeman qui vient d'arriver.
Charlie a faim. Il. lui faudra aller chercher des cakes au café de 1' « écluse ».
Charlie va au pantalon du cadavre, retire le portemonnaie. Puis il va chercher des « cakes ».
Et le cadavre va de son côté; il va à la morgue.
Et les parents du cadavre disent: « Il n'a que ce qu'il mérite. Voilà où l'en arrive à vouloir n'en faire qu'à sa tête, quand on veut devenir policeman au lieu de travailler aux

champs comme tout le monde ».
Et Charlie rouvre le porte-monnaie, retire une pièce, et dit :

« Il me semble que je pourrais me payer un cigare ».
Ainsi chacun va de son côté.[16] 

 

            Un an plus tard, Michaux publiera, dans cette même revue, un texte ayant trait au surréalisme contenant une remarque intéressante sur la technique de Chaplin, qui, selon lui, constitue un exemple de la façon dont* on peut outrepasser les limites de la création automatique pure :

 

PS – Une fusion de l’automatisme et du volontaire, de la réalité extérieure. Les écrits surréalistes travaillés après coup, cela donnera sans doute des œuvres admirables. Charlie Chaplin fit un peu cela. De l’automatisme de Clown, aux action du scénario[17].   (DV III, S.86)

 

            Le dadaïsme et le surréalisme d’Europe central ont, eux aussi, apporté leur contribution à la thématisation du Petit vagabond – le texte de l’auteur tchèque Vitezslav Nezval, daté de 1922, Charlot devant la cour*: Chaplinade improvisée en deux actes ((Charlie pred soudem : improvizovaná chapliniáda o 2 epochách)  a en partie été écrit dans l’esprit de la Chaplinade de Goll (outre la reprise de l’indication « génologique » dans le titre, on y note aussi la présence de certains motifs de Goll, avant tout celui de Charlot sur l’affiche)*[18], alors qu’un texte de Max Jacob, s’essayant dans ce « genre », paru deux ans plus tard dans le Disque Vert, fait, dans une large mesure, penser à une suite* de la variation sur le thème judiciaire* de Nezval. Dans le premier acte de Charlot devant la cour,* intitulé «  Le soir dans la rue » Nezval change constamment de perspective, passant du vulgaire à l’émotion,* pour rendre l’illusion d’un jeu pour le moins* surréaliste (après la scène initiale – corporelle - devant un bar[19], Charlie se retrouve entouré* d’une nuée d’étoiles qu’il tente de percer à l’aide de sa canne ; il salue dix fois avec son chapeau « avec toute l’élégance d’une corneille », il repousse les avance d’un lampadaire amoureux pour se jeter* sur la première passante) ; Toute la spécificité du procédé auquel recourt l’auteur tchèque se reflète dans un recours appuyé, dans sa construction du récit fantaisiste autour du personnage de Charlie,** à toutes une série d’indices sous forme de mots, de photos ou de situations aux connotations révélatrices.* (la scène introductive, dans laquelle Chaplin est accroupi devant le bar, fait clairement et directement* association à l’humour scatologique, en évitant* toutefois toute image vulgaire ou mimique drastique* qui indiqueraient ostensiblement de quoi il s’agit). L’imminence de l’action* burlesque s’affirme pleinement* dans le deuxième acte, «  devant la cour », dans lequel le jugement se transforme en un spectacle chaotique avec la présence du public, de journalistes, d’une foule de documents, de chevaux et, finalement, la « descente » du héros sur** l’écran, puis en prison parmi les malheureux incarcérés.*

 

            Chez Nezval, le Charlie intérieur est un héros mélancolique qui exprime son weltschmertz  en chantonnant un refrain sur l’amour non partagé : «  Ah, savoir ce qu’est l’amour, et ne pas être aimé. O, notre coeur qui nous rend visite** » alors que le Charlie qui agit est tout à fait à l’image du personnage de cinéma, burlesque et amoral, des premiers* temps[20].

 

            L’affirmation** de Chaplin en tant qu’artiste de cinéma d’un type particulier fournit la trame de l’œuvre intitulée Chaplin, « pièce tragi-grotesque en six images »[21], de Melchior Vischer, une des figures emblématiques du dadaïsme à Prague. Chaplin, héros principal de cette œuvre publiée dans les années vingt du siècle dernier, est présenté comme un vagabond illuminé* qui erre dans les contrées sans fins* des Etats Unis avec trois compagnons, «  sa canne, son chapeau et le vent », et participe à diverses situations décalées,* quasi dadaïstes.* Il rencontre ainsi une série de compagnons insolites (un joueur de cornemuse slovaque, un vagabond, un Américain de souche, trois jeunes filles Annie, Etel* et Maud, une pocharde Bessy, etc.), il veut rejoindre un studio de Chicago pour y tourner un film, il se rend dans un bar pour noirs, bondé* de boxeurs, dans l’intention d’introduire une nouvelle discipline,* la boxe « lyrique », il entend s’assurer le contrôle financier sur ses affaires* et ses revenus dans l’esprit* du renoncement au respect de la loi et des actions**, il crée sa propre « fabrique » cinématographique. Pour finir, il tourne son propre film, et disparaît dans les ténèbres.*

 

            Le Chaplin de Vischer ne fait pas spécialement montre de traits sentimentaux ou pathétiques. Il mêle plutôt en lui l’homme d’action et l’être portée à la réflexion : les dialogues qu’il mène avec d’autres personnages, ainsi que ses monologues, seraient même à la limite de la démence s’ils ne confinaient pas, par moment, à la vision philosophique*:   

 

L’insensé compte beaucoup pour nous. On doit le prendre au sérieux. (...) Parlez toujours ! Parlez clairement ! Parlez correctement ! Parlez sans logique ![22]   

 

Ou bien :

 

J’éternue et, brusquement, je prends conscience de la façon dont respire mon époque, et à quoi elle ressemble. Ce n’est qu’une fine pellicule de surface ! On pourrait en un clin d’œil la ramener à une absence totale de fondements. Elle est banale, ennuyeuse. Elle est facilement reconnaissable à sa profondeur, si tant est que l’on attache quelque importance à la profondeur ! Son seul sens tiendrait à sa nature insensée[23]

 

            A l’opposé, le texte de Max Jacob intitulé « L’Humour est la Danse sur le Volcan »[24] propose un mixte débridé d’éléments réels et imaginaires sans aucune volonté d’aborder une réflexion discursive (sérieuse) sur le phénomène Chaplin. Jacob situe son héros – auquel il donne tout d’abord son vrai nom, Charlie Chaplin, pour l’appeler ensuite Charlot, et finalement Charlot Uylenspiegle– dans une salle de tribunal municipale, où il comparaît devant un juge d’instruction sous le nom de Israël Zangwill (ou Till Uylenspiegle), juif polonais, tailleur de profession.[25] La succession de passages à la fois comiques, satiriques et grotesques (le juge qui a peur que Charlot ne lui décolle sa barbe ; Charlot qui réchauffe sa gamelle sur le feu de l’inquisition, dans une cheminée dans l’âtre de laquelle flambent des corps humains en guise de bûches ; puis, s’étant réchauffé et rassasié, il s’affale sur un canapé vert et s’amuse à faire tomber les passants avec sa canne) crée une image surréelle qui associe pêle-mêle moquerie des autorités judiciaires et des institutions religieuses, caricature des contemporains et farces douteuses exemptes de toute compassion pour leurs victimes. Sous forme de résumé qui, en quelque sorte, vient se poser en contraste de la vision donnée du monde,* la partie finale renferme un commentaire du narrateur, dans lequel est aussi contenu le motif  d’une (possible) rencontre* théâtrale :

 

Je n’ai pas suffisamment insisté dans cette étude, forcément un peu brève, sur le côté attendrissant de notre héros. Rien de plus attendrissant qu’un juif polonais quand il est tailleur. On lui pardonnerait volontiers – lui, la vertu, la mysticité, la philosophie personnifiée – d’être capable de tout, tant il est attendrissant. Celui-ci est devenu clown anglais. Je vais tous les soirs à l’Alhambra le voir jouer avec une malle pendant un long sketch d’une demie heure. Mais je ne suis pas sûr que ce soit lui !

 

            Il ressort des exemples cités que, dépassant le domaine de l’exercice (auto)biographique, les rencontres entre l’art cinématographique de Chaplin et les avant-gardistes d’orientation dadaïste et surréaliste ont été, dans bien des cas, un puissant facteur de création sur le plan esthétique. On voit aussi se développer une production poético-théorique très dynamique qui se veut une observation des traits les plus marquants* tant du personnage de Chaplin à l’écran – Charlot - que de sa personnalité réelle. A cette lumière, et prolongeant l’idée de Ricot** Kanuda et Louis Delluc sur le caractère photogénique des gags cinématographiques de Chaplin et l’existence d’un lien structurel et fonctionnel entre eux, un des popularisateurs** les plus importants et les plus polyvalents du Petit vagabond, le jeune Louis Aragon, observe le rapport entre le personnage de Chaplin et son entourage à l’écran. Dans un texte publié dans le revue Le Film de Delluc[26], et constituant un remarquable apport à la théorie cinématographique de l’avant-garde, Aragon souligne que l’art cinématographique a la faculté de transformer des objets insignifiants de la vie quotidienne en éléments originaux de décor de film, c’est-à-dire d’ajouter une valeur poétique à ce qui nous entourage, tout en restreignant volontairement le champ de vision afin de renforcer l’expressivité des choses.* Charlie Chaplin est un des rares cinéastes qui satisfait pleinement les exigences du décor cinématographique – les objets qui entourent le personnage de Charlot* participent intimement à l’action. Il n’y à là rien d’inutile, ni rien de trop. Le décor est réellement la vision que Charlot a du monde, qui,** en même temps que la découverte de la mécanisme qui régit** le monde et ses lois,* poursuit le héros à tel point qu’à travers un renversement de valeurs chaque objet inanimé devient pour lui une chose vivante et chaque être vivant un pantin dont il convient de trouver les leviers qui l’animent. L’action, qui peut être dramatique ou comique en fonction de l’observateur, se ramène à un combat entre le monde extérieur et l’humanité.

 

            Tout ce qui se posait, chez Chaplin, comme une entorse à la moralité habituelle n’a fait qu’ajouter, dès ses premiers films,* à l’attrait qu’il exerçait sur certains, et avant tout sur les dadaïste et les surréalistes ; Ainsi Aragon, outre l’observation du rapport entre le personnage et le décor qui l’entoure, analyse aussi les aspects éthiques des actes de Charlot vis-à-vis des autres, en établissant une sorte de poétique de l’amoralité :

 

L’homme moderne exalte l’action, il trouve en elle-même sa récompense et se rit des fruits qu’elle peut porter (..) La vie active qu’il mène le met en état de surexcitation perpétuelle. Il ignore la mélancolie (..) je songe à Charlot étranglant Carmen, (…) Rien n’asservit l’homme moderne ni les cadres établis de la vie ni les contingences. Voyez Lafcadio en marge de la morale (..)  Il faut à l’homme moderne la vie moderne, vie de libre concurrence, où les faibles périssent et les forts demeurent. La sentimentalité s’y punit de mort (…) Charlot bouscule les vieillards[27].

 

            Dans l’esprit de cette constatation que Charlot n’a pas à être entravé* par les conventions sociales, quelques années plus tard, les membres du mouvement surréaliste vont publier, sous le titre Hands off love, un texte de soutien à Chaplin, alors confronté aux péripéties juridiques accompagnant son procès en divorce d’avec son épouse Lita Grey Chaplin[28]. Ce pamphlet, signé par plus de trente auteurs proches de l’esthétique surréaliste, pose la question de savoir si Chaplin a le droit de comprendre et de vivre l’amour à sa façon, ou bien s’il doit se transformer en une chose soumise à une épouse qui le traîne en justice pour cause d’« infidélité » et son refus d’avoir des enfants : les surréalistes prennent passionnément* fait et cause pour Chaplin, en défendant sa liberté d’agir et de penser qui les enchante[29]. Leur texte décrit* Chaplin comme un génie, un « défenseur de l’amour », en particulier de l’amour « fortuit »,* qui est la victime du mariage et des institutions. Relevant,* dans un langage cru,* tous les torts de l’épouse de Chaplin, les surréalistes vilipendent, simultanément, l’amour bourgeois enfermé dans le carcan des règles de la vie maritale, en condamnant, plus largement, toute la bourgeoisie en générale :

 

Elle croyait dénoncer son mari, la stupide, la vache. Elle nous apporte simplement le témoignage de la grandeur humaine d’un esprit, qui pensant avec clarté, avec justesse, tant de choses mortelles dans la société où tout, sa vie et jusqu’à son génie le confinent, a trouvé le moyen de donner à sa pensée une expression parfaite, et vivante, sans trahison à cette pensée, une expression dont l’humour et la force, dont la poésie en un mot prend tout à coup sous nos yeux un immense recul à la lueur de la petite lampe bourgeoise qu’agite au-dessus de lui une de ces garces dont on fait dans tous les pays les bonnes mères, les bonnes soeurs, les bonnes femmes, ces pestes, ces parasites de tous les sentiments et tous les amours….[30]

 

            La proclamation surréaliste gomme volontairement la frontière entre l’artiste et sa création, en passant à plusieurs reprises, y compris dans le cadre de l’exposition d’une même idée, de la personne réelle de Chaplin à son personnage artistique. Ainsi, lorsque madame Chaplin demande à son mari la permission de faire construire un attenant à la maison conjugale, Charlot s’y oppose en déclarant " C’est ma maison et je ne veux pas l’abîmer ". En recourant à un tel procédé consistant à alterner personnage réel et artistique, les surréalistes entendent montrer que Charlot représente la vérité (a)morale de Chaplin, à savoir que, dans son oeuvre, son rapport envers le monde et les hommes repose sur sa position personnelle,* confrontée aux contraintes imposées par le conditionnement social.*

           

            Lorsque, toutefois, la créativité de Chaplin fait, plus tard, une plus large part à la sentimentalité dans ses films, l’artiste perd les faveurs  (de certains) surréalistes et l’on voit alors apparaître des prises de positions radicalement différentes. A titre d’exemple, dans une interview de Luis Buñuel, reproduite en 1929 dans L’Amie de les Arts (1929), ce dernier, interrogé par Dali, affiche une opinion fortement négative à l’égard de Chaplin :

 

            Plus personne ne rie aujourd’hui de Charlot sauf les intellectuels. Il ennuie les enfants. Les paysans ne le comprennent pas. Il avait juste les capacités de toucher tous les snobs, toutes les sociétés littéraires et les conférences organisées de par le monde. Les marquis disent C’est délicieux ou pleurentlorsqu’ils voient que l’arène du cirque se vide. Il n’y a encore que les vieux croulants pour parler de ce « cœur gâteux de Charlot ».  Il a abandonné les enfants et il se tourne à présent vers les artistes et les intellectuels. Mais, en signe de souvenir de l’époque où il ne prétendait pas être autre chose qu’un clown, nous luis accorderons un miséricordieux merde. Et que nous ne le voyions plus jamais[31] 

 

***

 

            L’art* de Chaplin ainsi que son engagement public ont également trouvé un écho dans les réflexions des auteurs ou artistes* serbes d’orientation dadaïste et surréaliste. L’humour de Chaplin est perçu comme un type particulier de comique qui répond* aux exigences de l’époque moderne. Marko Ristić cite ainsi les films de Charlots et de Keaton comme un exemple d'oeuvres dans lesquelles est sous-tendue,* derrière le comique apparent, « l’immensité des ‘‘ ressentiments accumulés ’’ dont parle Freud, toute une foule d’inadaptations morales douloureuses* »[32].

           

            Puis, à l’instar de la position des principaux représentants du surréalisme international, le sentimentalisme tardif de l’œuvre de Chaplin a aussi rencontré en Serbie une vive* condamnation. Dans un  texte intitulé « Sada i ovde (Maintenant et ici) » publié dans la revue Nadrealizam sada i ovde (Le surréalisme maintenant et ici), où il dénonce le lyrisme, l’esthétisme le sentimentalisme se manifestant dans l’art et dans certaines prises de positions de ses contemporains, Jovanović cite précisément, à titre d’exemples négatifs par excellence, Charlie Chaplin et Rasko Petrović, « un chevalier anthropophile* et un diplomate itinérant,* à l’anthropophilie tout aussi pathétique »*[33]. Mettant en avant le film de Chaplin «  Les lumières de la ville » et le livre de Petrović « Ljudi govore (les hommes parlent) », oeuvres qui « suscitent toute* notre colère ou tout simplement notre dégoût », Jovanović souligne que ces deux « souffre-douleur éplorés » nous donne une idée de cette « cohorte d’individus à l’âme tendre et chavirante* » en étant les représentants d’un esthétisme misérable, d’une vision sociale faussée par le sentimentalisme, ou tout simplement, à l’extrême limite, d’une pure hypocrisie.

           

            Jovanović critique les voyages de Chaplin, ses décorations honorifiques, ses repas de gala, ses soirées dansantes, estimant que de telles activités sociales disqualifient définitivement l’acteur, en le réduisant* à un simple clown ; pour les mêmes raisons, il estime que le manifeste surréaliste Hands off Love de 1927, écrit* pour la défense de Chaplin, perd* toute signification.* Il en va de même pour Petrović (qui est pour  Jovanović «  le champion des mauvais services rendus au surréalisme) après sa déclaration publiée dans Putevi de 1923. Manipulés aux fins de promouvoir un faux humanisme/une fausse compassion, face à l’idée ou au type de l’homme concètement actif,* les deux artistes représentent une « fiente » de véritable art non sentimental ayant pour seule et unique* fonction d’amuser l’anthropophile* américain moyen* et les membres de toutes les sociétés humanistes imaginables du Vieux continent.

 

            Ce faisant, s’il ne conteste pas que Chaplin reste ce que le cinéma a produit de mieux jusqu’à présent, Jovanović affirme qu’il le perçoit, simultanément, comme une « misérable éponge pour essuyer les larmes* » qui, lors de ses voyages, devrait impérativement faire étape au Vatican, et qui, outre le rôle de Hamlet, devrait aussi jouer celui du «  Nazaréen ». Il termine son pamphlet en réitérant la déclaration selon laquelle il considère « l’ensemble du complexe infamant du chaplinisme » comme une « merde en plein air », soit une vraie merde[34].

 

            Un quart de siècle plus tard, un autre ancien membre du cercle surréaliste serbe,* Dušan Matić, est revenu sur l’idée, sporadiquement présente dans la presse de l’entre-deux-guerres à travers certaines informations, des photographies et des illustrations, de Chaplin dans le rôle* de personnages historiques phares. Dans un texte intitulé « Chaplin » qui, par certains aspects représente, peut être, une réponse polémique tardive aux critiques de Jovanović, il dirige son attention davantage sur les qualités esthétiques, poétique et philosophiques (vitalistes), et moins sur les moments idéologiques liés à l’activité sociale de Chaplin[35].

 

            Après l’énoncé du répertoire habituel de lieux communs* rattachés à Chaplin et à son oeuvre (représentant « monolithe » de l’art cinématographique, artiste cumulant les qualités de comédien, réalisateur et scénariste ; comparaisons avec les grands noms de la littérature tels que Molière, Balzac, Dostoïevski, Baudelaire, Ujević), Matić relève certaines particularités de l’humour de Chaplin qui, à l’instar de tout autre art majeur, enchante aussi bien les représentants d’un public plus select** qu’une plus large couche de spectateurs :

 

Le secret de son art tient, à ce qu’il me semble, au fait qu’il a fait que le rire, l’ironie, la satire, en un mot l’humour dans toutes ses nuances allant du galgenhumour (humour de potence) jusqu’au petit rire étouffé à peine esquissé et accompagné d’un geste, à peine visible, de la main, de la moustache, de la jambe ou des épaules, qui renverse tout les plâtras* de sentiments et tout l’inhumain* qui entrave* l’homme, que cet humour, à l’instar d’une tempête, d’une averse alliant les rires aux larmes, passe par dessus tout ce qui est conventionnel, banal, maussade, élimé,* convenu,* et terrible dans la vie, tel un soulèvement face aux injustices de la vie, pour que la vie en ressurgisse, pure, débarrassée de toute souillure,* fraîche et supportable. En un mot souriante.

            L’humour est une tragédie qui a trouvé une issue pour allait vers la vie*[36].

 

            Le comique de Charlot, à la différence de celui d’autres artistes contemporains, représente uniquement un premier plan, immédiatement visible, que Matić appelle un acte magique ; il permet à Charlot de prendre le spectateur par la main non seulement pour le faire rire mais aussi pour l’entraîner vers quelque chose de plus secret, plus intime – pour l’amener à une confession fraternelle et humaine.

 

            Matić corrige en quelque sorte l’opinion défavorable émise à l’encontre du sentimentalisme* et du romantisme de Charlot, en considérant qu’à travers l’humour et le rire, il raconte en fait une double vérité* sur l’amour et la solitude, qui ne verse nullement dans pathétique, mais lui permet de pénétrer la pensée et la sensibilité des spectateurs afin de les aider à y mettre de l’ordre* – pour qu’ils puissent aller vers une vie meilleure, plus juste et moins pénible.

 

            Se fondant sur des intentions (apocryphes) de Chaplin rapportant qu’il avait envisager de tourner des films dans lesquels il aurait interprété le Christ, Napoléon et Hamlet, Matić développe dans son texte une fictionalisation* et une mythopoétisation spécifique à travers l’exposition d’idées à explorer pour les scénarios de ces films imaginaires de Chaplin[37]. Partant de la supposition que ce qu’un artiste a voulu faire, sans y parvenir, est peut être plus important que ce qu’il a réellement exprimé, Matić considère que les trois problèmes humains principaux liés aux trois rôles* historiques ou littéraires évoqués (la compassion et l’amour ; la toute puissance et le génie de la guerre ; la recherche de la vérité et le doute) correspondent précisément à ce qui a été la source et le moteur de l’art de Chaplin, ce qui constituerait une excellente base pour trois films remarquables,* dans lesquels Charlot pourrait réussir à « ramener à une dimension humaine » trois mythes, trois légendes, trois fétiches, trois miracles ou trois monstres[38].

 

***

 

            Sur la base de ce bref aperçu, on peut déjà se rendre compte à quel point l’art de Chaplin et sa vie privée ont été, pour les auteurs et artistes* d’orientation dadaïste et surréaliste, un élément incontournable, tant par l’attention suscitée qu’à titre de source d’inspiration. Tout comme d’autres artistes d’avant-garde de la sphère culturelle européen, soit l’ensemble des pays allant de l’Angleterre à l’Union Soviétique, les dadaïstes et les surréalistes, qu’ils soient d’accord ou non avec les films de Chaplin, ses actes ou ses prises de positions, ressentent tout simplement le besoin de se positionner envers eux de façon positive ou critique ; apportant ainsi leur pierre à la confection d’une trame* dynamique et fertile, mêlant chaplinisme  et avant-gardisme, qui a abouti à certaines réalisations comptant à la fois parmi les réalisations artistiques les plus insolites et les plus intéressantes de l’entre deux guerres.



[1] Lettre du 14.11.18, « A Monsieur A.B. » Jacques Vaché, Lettres de guerre, Paris 1919, p. 24.

[2] MichelSanouillet, Dada à Paris. Paris : J.-J. Pauvert, 1965

[3] 19 juin 1919, Idem, p. 409.

[4] Diego Rivera, Gladys March : My art, my life : an autobiography, Courrier Dover Publications, 1991, p. 146.

[5] Paul Citroën : Une voix de Hollande », 1920, dans : Hugnet : Dictionnaire du dadaïsme, 1976, p. 76 

[6] Philippe Soupault, Charlot, p. II. Plon, Paris 1931. Partant de la conviction que le cinéma, malgré sa formidable puissance, n’a pas encore détrôné le livre, Soupault explique qu’il ne lui est pas apparu absolument vain d’écrire une vie de Charlot, telle qu’il s’en rappelle, compte tenu que la dette envers l’énorme popularité de Chaplin n’est pas honorée.  « Pour les millions d’êtres humains qui vont au cinéma, le personnage décrit par Chaplin est devenu un ami.  Il jouit d’une popularité et d’une affection qu’aucune créature née de l’imagination humaine n’a connue, que ce soit Don Quichotte ou de Le Petit Poucet, Robinson Crusoé ou le Bon Petit diable, Il vit avec plus d’intensité que tous les personnages des légendes qui, du nord au sud et de l’ouest à l’est, enchantent les enfants des hommes et les hommes enfants. Charlot est vraiment le héros de notre temps, un héros universel et, comme diraient ses amis américains, il est l’homme qui a fait rire le monde et qui l’a aussi fait pleurer » p. II-III.  

[7] Louis Aragon, « Le frémissement du rire et le l’irrépressible montée des larmes », dans : Georges Sadoul, La vie de Charlot, Lherminier, Paris, 1978, pp. 7-8.

[8] Chaplin apparaît aussi dans un des tous premiers poèmes de Paul Eluard « Julot » en tant que pendant d’un ami enrobé, vraisemblablement Mac Swain. Paul Eluard,  « Julot », Projecteur (21 mai 1920), reéimprimé dans Les Nécessités de la Vie et les conséquences des rêves (Paris : Gallimard, 1921).    

[9] Le premier de ces poèmes repose sur une nette destruction* de la construction phraséologique* habituelle, à l’aide de figures et d’écarts grammaticaux et d’un perception alternante du moi lyrique, allant du sujet féminin au sujet masculin ; pour cette raison  « Charlot sentimental » apparaît au lecteur comme offrant une prose plutôt absconde* sur le plan sémantique. Le second poème repose sur une syntaxe et un choix de mot nettement  plus simples, et est, de ce fait, exempte de toute ambiguïté et imprécision de sens pouvant résulter de diverses lectures/interprétations possibles. 

[10] Les autres personnages (de la société secrète) ont eux aussi pour modèles des personnes proches d’Aragon (Jean Cocteau, Max Jacob, Paul Valéry, Jacques Vaché, André Breton, Pablo Picasso, Diego Rivera), alors que le personnage principal rappelle, par certains traits, Aragon lui-même.

[11] Anicet ou le Panorama, Editions de la Nouvelle revue française, Paris 1921, p. 47.

[12] Idem.

[13] Franz Hellens, « L’Ecole du Mouvement », Le Disque Vert, (2ème Année, 5 numéros) n° 4-5, pp. 84 ; 684.

[14] Idem, p. 8 [688].

[15] Le Disque Vert, (2ème Année 5 numéros) n° 4-5, 1924, p. 17.

[16] Le Disque Vert, (2ème Année 5 numéros) n° 4-5, 1924, p. 17.

[17] Henri Michaux, «  Surréalisme », Le Disque Vert (4ème série 4 numéros) n° 1 – janvier 1925, p. 86.

[18] Par son humour et ses connotations sociales, la Chaplinade de Goll, est sans aucun doute, inspiré le bref scénario de Nezval « Charlot devant la cour, Surrealism in the plural : Guillaume Apollinaire, Ivan Goll and Devetsil in the 1920s, Matthews S. Witkovsky, Papers of Surrealism Issue 2 Summer 2004, p. 5.

[19] « Charlie est accroupi devant la porte d’un bar, il force comme un homme qui vient d’être victime d’un gros problème. Les queues de son manteau font un discret paravent tandis que, des mains, il s’agrippe au sol ». Charlie pred soudem, p. 341.

[20] Chaplin est aussi présent dans une lettre de protestation de Nezval « Etrange magicien », (Podivuhodný kouzelnik », Recueil révolutionnaire Devetsil, 1922, pp. 32-50) comme une des icônes de la modernité, aux côtés d’Apollinaire, Picasso, Fairbanks... - «  Chaplin apporte un joli cadeau en motocyclette, un miroir, des étoiles, du caviar, tout cela pour le manger,, ». Nezval, « Le magicien », p. 46.

[21] Melchior Vischer, Chaplin. Tragigroteske in Sechs Bildren. Postdam : Gustav Kiepenheuer Verlag, 1924. M. Vischer, écrivain d’expression allemande et d’origine et de culture tchèques, né sous le nom d’Emile Vischer (Emil Walter Kurt Fisher) en 1985 à Teplice. La première œuvre de Vischer, un bref roman intitulé Sekunde durch Hirn (Transcerveau express) 1920, est habituellement considérée comme le premier et unique « véritable » roman dadaïste. Dans l’entre-deux-guerres il a écrit et travaillé auprès des plus grand noms de la littérature d’alors, y compris Franc Kafka, Alfred Döblin, et Robert Musil, qu’il connaissait ou avec lesquels il était en contact. D’autres textes de Vischer ont obtenu d’excellentes critiques dont, avant tout, Strolch und Kaiserin  (Le vagabond et l’impératrice) (1921) et Chaplin (1924).

[22] Chaplin, p. 79-80.

[23] Idem, p. 88.

[24] Max Jacob, « L’Humour est la Danse sur le Volcan », Le Disque Vert (2ème Année 5 numéros) n° 4-5, pp. 35-37, 2, pp. 635-637.

[25] Israël Zangwill est le nom d’un humoriste et écrivain britannique, d’origine juive et létono-polonaise, alors que Uylenspiegle est un vagabond, un trompeur* et un farceur, trouvant ses origines dans la tradition populaire néerlandaise et allemande.  En liaison avec Chaplin, Zangwill est également mentionné chez un autre écrivain tchèque proche de l’esthétique surréaliste, Karel Teige, dans le texte « Sur l’humour, les dadaïste et les clowns » (Karel Teige : O humoru, klaunech a dadaistech, Sršatec 4, å pp. 38-40, červenbec-srpen 1924) à l’occasion de la description des écrivains humoristes anglo-saxons contemporains.

[26] Louis Aragon, « Du décor », Le Film (16 septembre 1918), pp. 8-10. 

[27] «  Du sujet », Le Film, 6ème année, nouvelle série, n° 149, 22 janvier 1919, repris notamment dans Chroniques, 1918-1932, éd. Bernard Leuilliot, Stock, p. 39-43, p. 42.

[28] Publié tout d’abord dans Transition, puis dans La révolution surréaliste, n° 9-10, 1er octobre 1927.

[29] Révolution surréaliste, n° 9-10, octobre 1927, p. 3.

[30] Idem.

[31] José Maria Barrera López, Gabriele Morelli, Ludus : gioco, sport, cinema nell’avanguardi spagnola, Editoriale Jaca Book, 1994, p. 291. Bunuel a, plus tard, justifié une prise de position aussi tranchée par l’instant qui voyait une « forte agressivité contre Charlot ». L’ancien pourri qui parlait du « coeur détraqué* de Charlot » était André Suarez. 

[32] Marko Ristić, « Humor i poezija (Humour et poésie) », (1930) dans : Oko nadrealizma (Autour du surréalisme), Clio, Belgrade 2003, p. 29.

[33] « Sada i ovde », NDIO, juin 1931, p. 11.

[34] « Sada i ovde », p. 13.

[35] «  Chaplin » avangardni pisci kao kritičari (les écrivains avant-gardistes en tant que critiques), pp. 448-454. Ce faisant, Matić n’utilise que deux fois le nom de Chaplin, et ce dans les premiers paragraphes du texte, alors que partout ailleurs,  que ce soit lorsqu’il parle du contenu des films ou des thèmes cinématographiques techniques « extérieurs » tel que le jeu d’acteur, la réalisation et le scénario, il utilise son nom du personnage de film, Charlot.

[36] Oeuvre citée, p. 449.

[37] Partant de l’idée de tourner un film dans lequel Edna Purviance jouerait le rôle de Joséphine, Chaplin s’est trouvé* de plus en plus fasciné par le génie de Napoléon, jusqu’au point de décider d’interpréter lui-même Napoléon dans la campagne d’Italie. Avec le temps, l’enthousiasme  de Chaplin pour ce rôle est finalement retombé et l’idée en est finalement tombée à l’eau. Autobiographie, p. 274.

[38] « Imaginez Charlot jouant Napoléon ! Dans la scène du couronnement à Notre-Dame, par exemple. Que serait-il resté, après lui, de la toile académique, au style pompeux,* de David visible au Louvre ? Ou Napoléon, ayant les traits de Charlot, penché sur le prince André dans « Guerre et Paix » ou dans la scène de l’incendie de Moscou, ou dans les scènes jalonnant la retraite de Russie. Ou dans la bataille de Waterloo. Ou à Sainte-Hélène.

Ou Charlot monté sur un âne, entrant à Jérusalem, ou dans les scènes des « miracles » du Christ, lorsqu’il nourrit des milliers d’affamés avec cinq poissons, ou avec quelques pains, ou Charlot portant la croix, ou en croix, entre les deux larrons. Ou bien dans cette scène, qu’on pourrait croire imaginée par Charlot, lorsque le Christ, affamé, s’approche d’un figuier et, voyant que l’arbre ne porte pas de fruits, car ce n’est pas la saison, se met à le maudire. Avant que ses disciples ne constatent, le lendemain, que « l’arbre s’est réellement asséché ».

Seul Charlot aurait pu jouer cela, en nous faisant ressentir cet égoïsme bestial et forcené qui sommeille, y compris dans l’ « amour de l’homme dieu ».** Ou bien Charlot jouant le prince danois, lorsqu’il prononce son fameux : To be or not to be, that is a question.

Ou alors Charlot dans la scène du meurtre de Polonius, caché derrière le rideau, ou avec Ophélie lorsqu’il lui déclare perfidement* (imaginez seulement son regard !) : « Va-t'en dans un couvent ! ». Ou dans la scène du combat à l’épée. C’aurait été là trois films merveilleux, trois films insurpassables ! Trois illuminations ». Matić, «  Chaplin », Avangardni pisci... , p. 453.

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Table ronde: «Hybridation des genres dans l’avant-garde europénne»

Les participants: Henri Béhar, Jelena Novaković, Annie Urbanik, Franęoise Py, Bojan Jović, Predrag Todorović, Dina Mantcheva

Projet de coopération bilatérale CNRS Centre National de la Recherche Scientifique, Paris - Institut de littérature et des arts, Belgrade

Institut français en Serbie, Zmaj Jovina 11, Belgrade
le 19 octobre 2012. (10.00-13.30 h)

Table ronde langue est le français.

Programme

Henri Béhar, Université Paris III : « Prolem sine matre creatam ou La Fille née sans mère à l’ère de la reproduction industrielle »

Jelena Novaković, Université de Belgrade, Faculté de Philologie : « Hybridation des genres dans le surréalisme : Sans mesure de Marko Ristić »   

Annie Urbanik – Rizk, Lycée Auguste Blanqui, Saint-Ouen : « Écriture et photographie dans la Nadja de Breton : aux limites de l'indicible ou de la traversée des apparences ? »

Franęoise Py, Université Paris VIII : « Hybridation des genres dans le surréalisme, de la transgression à l'effacement » 

Bojan Jović, Institut de littérature et des arts, Belgrade : « La “chaplinade” comme un prototype du genre hybride de l'avant-garde » 

Predrag Todorović, Institut de littérature et des arts, Belgrade : « Le dadaïsme serbe dans le contexte de l'avant-garde européenne »

Dina Mantcheva, Université « Saint-Clément d’Ohride », Sofia : « La forme hybride du drame symboliste à l'origine du théâtre de l'avant-garde ».

Artistes

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Oskar Davičo

1926–1928 Poursuit à Paris des études de langues commencées à Belgrade. Publication de textes dans la revue Život i rad (La vie et le travail).

Publications

Surréalisme

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La réception du surréalisme serbe

Lors de l’exposition s’étant tenue à Belgrade, en 1969, au Musée d’art contemporain, sous le titre Nadrealizam – Socijalna umetnost 1929-1950, (Le surréalisme – art social 1929 – 1950) l’œuvre créatrice des surréalistes belgradois a été pour la première fois reconstituée, étudiée et présentée comme un tout.